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là Lucy, attelée à la vieille demoiselle souffrante et maniaque. Une nuit, la malade sembla comprendre ce qu’il y avait de cruel et de misérable dans la vie de la jeune fille qu’elle faisait esclave de ses maux : elle en eut comme un repentir et promit à Lucy d’assurer son avenir ; mais le lendemain la malade fut trouvée morte dans son lit. Lucy resta sans place, et pour toutes ressources avec quinze guinées, montant de ses économies. Sans parens, sans amis, que faire ? Lucy a d’abord l’idée d’aller chercher fortune à Londres. Arrivée dans la grande ville, étourdie du mouvement et du bruit de la Cité, où elle est descendue, une pensée plus audacieuse lui traverse l’esprit. Elle a entendu dire que, sur le continent, les familles riches prennent des bonnes anglaises pour apprendre l’anglais à leurs enfans ; Lucy ne sait que sa langue ; n’importe, elle arrête sa place sur un paquebot et se jette dans l’inconnu, confiant sa vie au hasard. Il y a du sang de Robinson Crusoé chez tous les Anglais.

Où va Lucy Snowe ? à Bouemarine : c’est le nom que Currer Bell donne à Ostende. Elle appelle la Belgique Labassecour, les Belges Labassecouriens, et Bruxelles Villette, genre de plaisanterie d’un goût très contestable, mais accepté en Angleterre. Il faudrait passer sur la traversée de Lucy et sur les premiers incidens de son arrivée, si elle ne faisait sur le paquebot une rencontre qui se lie à la suite du roman. C’est une jeune fille qui voyage seule, comme Lucy, Mlle Ginevra Fanshawe, jolie étourdie de dix-sept ans, type assez vrai. Parmi les jeunes Anglaises qui courent le continent, il y a beaucoup de ces Ginevras. Les jeunes Anglaises de moyenne condition qui viennent vivre parmi nous font parfois un singulier mélange de la liberté que les mœurs accordent aux jeunes filles en Angleterre et des amusemens qu’offre le continent ; Ginevra en est un exemple. Elle appartient à une famille qui, sans fortune, mène grand train à Londres, et qui cherche à bien marier ses filles sans les doter. Un oncle, homme du monde, M. de Bassompierre, s’est chargé de pourvoir à l’éducation de Ginevra. La jeune évaporée a été déjà dans je ne sais combien de maisons d’éducation étrangères. Elle a tour à tour passé par la France, l’Allemagne, la Belgique. « Avec tout cela, je ne sais rien, dit-elle à Lucy Snowe avec sa légèreté ingénue, rien au monde : je joue du piano et je danse bien, voilà tout ; ah ! je parle l’allemand et le français, mais j’écris si mal l’anglais ! Par-dessus le marché, j’ai oublié ma religion. On m’appelle protestante, vous savez, mais je ne suis pas sûre de l’être. Je ne sais pas bien quelle est la différence entre le catholicisme et le protestantisme ; mais je m’en moque. J’étais luthérienne à Bonn, — la chère ville, la charmante ville ! — où il y a tant de beaux étudians. Toutes les jolies filles dans notre pensionnat avaient leurs admirateurs.