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Ils savaient les heures où nous sortions, et à la promenade, quand ils passaient près de nous : Schönes Mädchen, disaient-ils. J’étais excessivement heureuse à Bonn ! » Ginevra retourne, moitié plaisantant et moitié maugréant, dans son nouveau pensionnat à Villette. « Le pensionnat est affreux, dit-elle ; mais il y a quelques familles anglaises distinguées à Villette, et je sors tous les dimanches. J’envoie les maîtresses et les professeurs au diable (vous savez, ça ne se dit pas en anglais ; mais en français ça fait très bien). » Elle ne rêve que bals, soirées, grand monde et amoureux. Parmi son babil, elle dit à Lucy Snowe qu’une Mme de Villette, Mme Beck, cherchait dernièrement une bonne anglaise pour ses filles. Lucy Snowe a retenu ce nom ; à son arrivée à Villette, elle va frapper à la porte de Mme Beck, où elle est admise.

C’est ici que le roman commence véritablement. La maison de Mme Beck, qui tient un des premiers pensionnats de la ville, en est le théâtre. Quel monde que ce pensionnat ! Je n’aurais point cru, avant de lire le roman de Currer Bell, qu’il fût possible d’intéresser pendant plusieurs heures avec des salles d’étude et leur affreux parfum de papier et d’encre, des dortoirs de pensionnaires et un jardin de récréation pour fond de tableau, avec des sous-maîtresses et des professeurs de littérature pour personnages.

Il faut d’abord se bien représenter le monde où vient tomber la jeune et pauvre Anglaise, et où va se développer son âme et se heurter son caractère. Le premier personnage de la maison est naturellement Mme Beck : une veuve encore d’âge à prétention et de figure avenante, avec des qualités de gouvernement qui en feraient une parfaite abbesse ; douce et ferme, pleine de ménagemens, de réserve et de politique ; rompue à cette diplomatie de directrice de jeunes filles qui subordonne l’éducation des enfans qui lui sont confiées aux goûts, aux préjugés, aux vanités des parens ; vigilante et discrète, ayant l’œil ouvert pour tout voir, l’oreille tendue pour tout écouter, le génie du mystère pour tout voiler ; partout invisible et présente, apparaissant toujours aux momens délicats en glissant sur ses pantoufles enchantées de la magie du silence ; épiant sans cesse et ne heurtant jamais, enveloppant et liant ses sous-maîtresses de sa surveillance, en leur laissant les apparences de la liberté. À côté de Mme Beck est un de ces personnages à moitié disgracieux, attrayans à demi, à contrastes et à surprises comme les aime Currer Bell : c’est Paul Carlos Emmanuel, Monsieur, comme on l’appelle avec terreur ou avec respect dans la maison. Monsieur est le cousin de madame ; il est le ministre de l’instruction publique dans le gouvernement de Mme Beck, un vrai despote, Napoléon maître d’étude. C’est un petit homme de quarante ans, au front large et blême, carrément dessiné par ses cheveux