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voulut quitter l’Angleterre, où ils ne pouvaient plus vivre, et elle décida Maurice à partir pour l’Amérique.

Ils s’embarquèrent sur un de ces immenses navires qui portent les émigrans par centaines aux États-Unis ; mais au moment du départ, quand il était impossible de revenir en arrière, Gertrude, confuse, rencontra à bord son ancienne amie, lady Clara Audley, qui venait faire ses adieux à un passager monté sur le même navire : ce passager était Adrien d’Arberg. Adrien, en apprenant l’étrange mariage de Gertrude, avait abandonné sa fortune à son frère et à des fondations charitables ; il était venu en Irlande, s’était mis à la tête d’une troupe d’émigrans, et allait la conduire et en diriger rétablissement dans le far west.

La crise inévitable était arrivée. Ces cœurs naufragés trouvaient le danger sur le vaisseau même où ils le fuyaient. Adrien restait avec ses Irlandais et ne venait pas sur la partie du navire réservée aux passagers aisés. Cependant Adrien et Gertrude se rencontrèrent. L’explication fut véhémente, quoique contenue de la part de Gertrude, tendre, douloureuse, résignée du côté d’Adrien. Gertrude en sortit non moins triste, mais plus calme. Maurice s’était aperçu plus tard de la présence d’Adrien. Il y eut en lui des combats déchirans entre la jalousie et le remords, entre l’amour et le repentir, des luttes qu’il ensevelit dans son « sein, mais auxquelles succomba sa frêle constitution ; il tomba malade. Gertrude, comme pour expier l’idée involontaire qui avait traversé un moment son esprit, qu’entre Arberg et elle la réunion était encore possible dans l’avenir, soignait Maurice avec une vigilance empressée et inquiète. Un soir, elle attendait le médecin du navire :


« Les heures s’écoulaient, et le médecin ne venait pas. Il était tard, Maurice allait plus mal. Ses douleurs augmentaient, sa respiration était oppressée. Elle était alarmée ; mais elle n’osait le quitter pour aller chercher du secours. Un instant elle sortit à la hâte, aperçut un domestique et lui dit d’aller supplier le docteur de venir sur-le-champ. Quand elle rentra, Maurice l’appela à voix basse et la fit asseoir à son chevet.

« — Écoutez-moi, Lady-Bird, car à présent je peux parler, et c’est peut-être la dernière fois que je vous appellerai de ce nom. Pardonnez-moi tout ce que je vous ai fait souffrir. Il aurait mieux valu pour vous que je ne fusse pas né ; mais si je meurs maintenant, alors ma vie ne vous aura pas fait beaucoup de mal, n’est-ce pas, Gertrude ? Vous êtes très jeune encore, et vous pouvez être longtemps heureuse. Vous me pardonnerez, quand vous serez heureuse, de vous avoir tant aimée pendant ma courte vie, vous pardonnerez à mon amour de m’avoir rendu égoïste, méchant et fou. Ne pleurez pas, Lady-Bird ; ne détournez pas votre face de moi. Voulez-vous me donner un baiser ?