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concours expliquent et commentent devant une jeunesse nombreuse les œuvres sacrées de Confucius et de Mencius. La quantité de livres qui s’imprime et se vend dans le Céleste Empire est immense. Comment donc se fait-il que les Chinois n’aient aucune notion sur les peuples étrangers? Un lettré, un membre de la célèbre académie des Han-lin, pourra aisément réciter de mémoire toutes les sentences des Sse-chou et remonter, de dynastie en dynastie, aux époques fabuleuses de la mythologie chinoise, mais sa science ne franchira jamais les frontières et ne cherchera point à s’enquérir des événemens qui se sont accomplis dans le monde des barbares. Singulière nation, chez laquelle l’ignorance des choses du dehors n’est, pour ainsi dire, qu’un trait d’orgueil! pour les politiques, pour les poètes, pour le vulgaire, il ne saurait y avoir d’autre pays que l’Empire du Milieu, l’Empire des Fleurs, l’Empire du Ciel : qu’importe le reste? Voyez sur la carte chinoise l’immense étendue de territoire que s’adjuge la patrie de Confucius et l’avare portion qui est laissée, comme par grâce, aux principautés d’Europe! Rien n’est plus sérieux que cette fière confiscation du globe au profit de la race chinoise. Les missionnaires jésuites admis pendant le dernier siècle à la cour de l’empereur Kang-hi ont dressé quelques cartes où l’Europe et l’Amérique sont dessinées avec plus d’exactitude; mais leurs travaux ne sont pas descendus à la portée de l’enseignement populaire, qui se complaît dans l’ignorance classique des géographes nationaux.

A la veille de combattre les Anglais, Lin, vice-roi de Canton, voulut se rendre compte des ressources de l’ennemi. Il savait bien que l’orgueil chinois se faisait de grandes illusions sur la prétendue supériorité du Céleste Empire, et le sentiment de la responsabilité qui pesait sur lui (il avait ordre de châtier les barbares) lui inspira le désir très-naturel d’étudier avec quelque attention la situation respective des peuples européens. C’était s’y prendre un peu tard. Lin se mit bravement à l’œuvre; il fit recueillir en toute hâte les documens étrangers qu’il put se procurer en Chine ou dans l’Inde; il consulta des Américains ou des Russes qu’il pensait être fort peu intéressés dans le démêlé anglo-chinois, et, à force de recherches et d’études, il parvint à réunir les matériaux d’une vaste compilation qui fut imprimée en douze volumes, sous le titre de Notes statistiques sur les royaumes de l’Ouest. Les extraits de cet ouvrage cités par sir John Davis contiennent de singulières révélations. Après avoir établi que les Anglais ont dans l’Ouest trois ennemis puissans, la Russie, les États-Unis et la France, le document chinois découvre que la Cochinchine, Siam, Ava et le Népaul inspirent à la Grande-Bretagne de vives inquiétudes. Cela posé, le savant compilateur indique très-sérieusement deux plans de campagne : il propose, soit d’expédier à travers le territoire russe une armée chinoise qui s’emparerait de l’Angleterre, soit d’envoyer une flotte de jonques à la conquête du Bengale. — C’était un personnage éminent, un lettré, un vice-roi, qui écrivait ou dictait de pareilles extravagances à l’usage de la cour de Pékin : voilà les renseignemens qui devaient servir de base aux opérations stratégiques des armées chinoises! Est-il besoin de démontrer quelle influence désastreuse cette ignorance des faits les plus simples exerça sur les destinées du Céleste Empire, sur la conduite de ses négociateurs et de ses généraux?