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moutons, qui était déjà une grande affaire pour l’Angleterre au temps de Thompson, et parmi les plaisirs de la campagne la pêche de la truite. Les membres actuels du club des pêcheurs peuvent trouver dans ce petit tableau de genre tous les détails de leur art chéri. Partout on sent l’impression vive et spontanée, l’enthousiasme réel et profond pour les beautés de la nature et les joies du travail. Thompson y joint cette douce exaltation religieuse qui accompagne presque toujours la vie solitaire et laborieuse en présence du prodige éternel de la végétation. Son poème tout entier en est imprégné, surtout dans cette éloquente conclusion où il assimile le réveil de l’âme humaine après la mort au réveil de la nature après l’hiver.

Thompson chantait ainsi les charmes et les vertus de la vie champêtre vers 1730, c’est-à-dire au moment où la désertion des campagnes avait atteint en France ses dernières limites. Les grands seigneurs, attirés à la cour par Richelieu et Louis XIV, avaient fini de perdre dans les orgies de la régence tout souvenir des terres paternelles. L’agriculture, exténuée par les exigences insensées du luxe de Versailles, perdait peu à peu toute âme et toute vie, et la littérature française, occupée d’autre chose, n’avait encore consacré aux cultivateurs que cette terrible page de La Bruyère qui restera comme un cri de remords du grand siècle : « On voit certains animaux farouches, des mâles et des femelles, répandus par la campagne, noirs, livides et tout brûlés du soleil, attachés à la terre qu’ils fouillent et qu’ils remuent avec une opiniâtreté invincible ; ils ont comme une voix articulée, et, quand ils se lèvent sur leurs pieds, ils montrent une face humaine, et en effet ils sont des hommes. Ils se retirent la nuit dans des tanières où ils vivent de pain noir, d’eau et de racines ; ils épargnent aux autres hommes la peine de semer, de labourer et de recueillir pour vivre, et méritent ainsi de ne pas manquer de ce pain qu’ils ont semé. »

On a dit avec raison que, dans la Henriade, qui parut vers le même temps que les Saisons, il n’y avait même pas d’herbe pour les chevaux. Cet oubli complet de la nature physique s’est maintenu jusqu’au moment où l’imitation des idées anglaises fit irruption de toutes parts dans la littérature et dans la société, c’est-à-dire jusqu’aux vingt-cinq années qui précédèrent la révolution de 1789.

Les romans anglais du XVIIIe siècle touchent tous par quelque côté à la vie rurale. Pendant que la France en était aux contes de Voltaire et aux romans de Crébillon fils, l’Angleterre lisait le Vicaire de Wakefield, Tom Jones et Clarisse. « Le héros de cette histoire, disait Goldsmith lui-même de M. Primrose, réunit en lui les trois caractères les plus respectables de la société : il est prêtre, agriculteur et père de famille. » Cette phrase résume tout un ordre d’idées particulier à l’Angleterre protestante et agricole. Le roman tout entier n’en est que