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ADELINE PROTAT.

sienne, et pour des causes plus futiles en apparence. Une fois par an, lui chétif, mal venu, mal mené par vous et par tout le monde, une fois par an il était triomphant, flatté, recherché. Cette journée-là, c’était la seule dans l’année où il respirât avec bonheur. Ce moment d’orgueil balançait toutes les humiliations des autres jours. Arrive un étranger, un flâneur, qui, sans raison, pour se distraire, enlève à ce pauvre diable cette heure unique de contentement qu’il découpait en autant de parts qu’il y a de jours dans l’année. Eh bien ! il a souffert, et souffert cruellement. Le pauvre qui n’a qu’un sou et à qui on vole son sou souffre autant et perd autant que le millionnaire à qui on vole un million. Cette malheureuse oie, si maigre et si dure, que j’ai passée, je n’ose pas dire au fil de mon sabre, car c’était une scie, — cette oie était le trésor de Zéphyr, c’était le capital annuel de sa pauvre joie, et le souvenir lui en payait la rente. Pendant toute l’année, elle charmait ses rêveries, il ne pouvait pas rencontrer une volaille sans se dire en lui-même : Voilà ma conquête future qui s’engraisse. Il comptait peut-être sur mon absence cette année ; mais me voici de retour. C’est dans quinze jours la fête de Montigny : Zéphyr a perdu la tête. Et avec l’autre raison que vous avez primitivement… supposée,… supposition que j’ai partagée avec vous, celle que je vous révèle fait bien la paire, et nous avons compte.

— Bien possible, bien possible ! fit le sabotier en secouant la tête.

— Ce n’est pas bien possible, c’est bien sûr qu’il faut dire, insista Lazare.

— Oui, oui, c’est comme ça que j’entends, reprit le bonhomme avec un air et un accent également convaincus.

— Ah ! pensa Lazare en lui-même, j’ai eu assez de mal à le convaincre. — Et voyant que Protat s’efforçait de dissimuler un bâillement, il ajouta : En voilà encore un qui va dormir tranquille.

Cette conversation s’était prolongée assez tard ; la demie de dix heures venait de sonner à l’église de Montigny. Le bonhomme Protat, qui avait laissé passer l’heure habituelle de son coucher, semblait avoir grand besoin de dormir. Quant à Lazare, s’il ne souhaitait point le repos, il désirait au moins la solitude. Le sabotier s’étant levé, l’artiste l’imita, prit au clou la clé de sa chambre, et alluma son bougeoir, où, par une précaution d’Adeline, la bougie avait remplacé la chandelle, pour laquelle la répugnance de l’artiste était connue.

Avant de se séparer, et comme s’il eût voulu se débarrasser d’une dernière inquiétude en recevant de la bouche de Lazare une dernière confirmation de sécurité, Protat dit à l’artiste : — Comme ça, monsieur Lazare, vous pensez bien que l’événement n’aura pas de suite, et que tout est fini là ?

— Les précautions sont prises, et je vous les ai fait connaître, ré-