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ADELINE PROTAT.

se séparèrent en échangeant une poignée de main, Protat pour aller dormir, Lazare pour aller rêver.

— Et maintenant, dit Lazare en se jetant tout habillé sur son lit, récapitulons. — Et il repassa brièvement dans sa mémoire tous les faits qui avaient précédé et suivi l’événement dont son retour à Montigny avait hâté la péripétie. — Si étrange que cela paraisse, pensait Lazare, il n’y a pas à douter, les faits sont là. Cette enfant m’aime. Une enfant ! eh ! parbleu, non, elle ne l’est plus, quoique j’aie bien de la peine à me la figurer autrement ; c’est bien une fille, et une jolie fille. Adeline a dix-huit ans ; elle n’est donc ni en avance, ni en retard pour aimer ; elle est à l’heure. Mais pourquoi cette ingénue a-t-elle songé à moi ? Ah ! pourquoi ? Ce n’est pas difficile à comprendre, et le bonhomme Protat me l’a expliqué lui-même tout à l’heure en me disant qu’une fille si bien élevée n’aimerait jamais qu’un homme distingué. Eh bien ! il me semble que je rentre complètement dans les conditions du programme, et tous les beaux qui composent la fleur des pois de Montigny ne me vont pas seulement à la cheville comme distinction. Peut-être que cette demoiselle de village eût songé en mon absence à quelqu’un d’entre ces messieurs ; mais je suis venu : veni, vidi, vici. C’est la première fois qu’il m’arrive de réaliser complètement la devise césarienne ; il est vrai que je n’y tâchais guère, et que nous sommes à Montigny. Enfin je ne me dédis pas. Elle est jolie, cette enfant-là, et ça me fait tout de même quelque chose de savoir qu’elle m’embrasse en effigie depuis un an. Avec cela qu’elle est rusée à ajouter des ruses au dictionnaire du genre : une vraie Rosine rustique dont je suis le Lindor. Quelle idylle à promener sous les étoiles, dans ces chemins creusés comme tout exprès pour les faux pas, au milieu de cette nature favorable aux Oarystis ! Quel charme de faire bégayer à cette innocente l’alphabet amoureux depuis A jusqu’à Y ! Seulement, mon ami Lazare, interrompit brusquement l’artiste en s’apercevant qu’il ne laissait pas d’éprouver une certaine douceur à descendre la pente de cette rêverie, vous êtes un drôle. Avoir seulement cette idée-là pour le plaisir de l’avoir, c’est déjà coupable. Songez que cette petite Adeline est comme votre sœur, que vous l’avez fait danser cent fois sur vos genoux, et que vous aviez même ce matin, en partant de Paris, l’intention de lui apporter une poupée et des dragées, ce que vous avez, heureusement pour son amour-propre de grande demoiselle, complètement oublié de faire, comme vous oubliez toujours, parce que vous êtes un étourdi, tellement étourdi, mon bon ami, qu’il ne vous est pas venu à l’idée un instant que le petit cœur de cette enfant-là sautait plus fort que ses jambes quand vous la faisiez danser à la corde. Or donc je vous conjure et au besoin vous ordonne de guérir au plus tôt le mal que vous avez apporté céans, en y développant toutes