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ADELINE PROTAT.

turité. Il ouvrit le bissac et mit le dessert dans une double poche.

— Tu oublies le café et les liqueurs, lui dit Lazare en riant quand ils furent dehors.

Zéphyr leva les bras au ciel en ayant l’air de dire : À la guerre comme à la guerre ! et il commença à cheminer.

— Quel logogriphe que cet être-là ! pensait Lazare.

Lazare, ayant rejoint Zéphyr, qui marchait plus allègrement que de coutume, lui dit en plaisantant : — Mais j’y songe. Maintenant que tu as rendu la clé de l’armoire aux vivres, comment feras-tu pour t’en procurer quand le père Protat te rognera ta portion ?

— Il ne me la rognera plus, répondit Zéphyr avec un accent de conviction.

— C’est selon, fit Lazare. Protat est bon homme au fond ; ton accident d’hier l’a, sur le moment, rendu plus doux avec toi que tu n’étais accoutumé à le voir ; mais de ton côté tu lui as promis de changer de conduite. Si tu tiens parole, ton maître te tiendra aussi compte de tes efforts ; si au contraire, à peine séché de ton bain d’hier, tu reprends tes mauvaises habitudes, il est à peu près certain que Protat essaiera encore de t’en corriger, et alors gare les coups, le pain sec et le reste ! Protat n’a pas la main tendre, mais tu as la tête dure.

— À quoi ça lui a-t-il servi d’être comme ça avec moi ?

— Pas à grand’chose, je le veux bien, mais ce n’est pas à ta louange. Entre nous, voyons, n’est-il pas honteux pour un garçon de ton âge de n’être bon à rien ? Comment, voilà je ne sais combien de temps que le bonhomme Protat essaie de t’apprendre son métier, et tu n’es pas encore en état, il le dit lui-même, de mettre une paire de sabots sur talon ! C’est donc bien long et bien difficile d’apprendre à faire des sabots, hein ?

— Est-ce que ça vous amuserait, vous, monsieur Lazare, d’apprendre à faire des sabots ? demanda l’apprenti.

— Je ne suis pas sabotier, moi, et d’ailleurs on n’a pas un état pour s’amuser. C’est au contraire pour travailler, pour s’assurer des moyens de vivre, et acquérir plus tard, selon l’état qu’on a choisi, la fortune, ou l’aisance, ou tout au moins l’indépendance.

— Oui, murmura Zéphyr, faire ce qui vous plaît, être libre !

— Mais ce qui te plaît à toi, c’est de ne rien faire, à ce qu’il paraît, dit l’artiste. Réfléchis donc un peu que nous sommes tous au monde pour faire quelque chose, et utiliser nos bras ou notre intelligence, quand le bon Dieu a oublié de nous donner des rentes. Et d’ailleurs, si tu ne t’en doutes pas, je t’apprendrai qu’il y a beaucoup de gens riches qui travaillent…

— À s’amuser, fit Zéphyr, sans qu’il y eût pourtant dans cette parole aucune intention d’amertume ou d’envie.