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moins, ça se sent dans les jambes et sur le dos, quand on est chargé.

— Mais, malheureux, si le bissac est lourd, c’est toi qui l’as rempli. Je ne demandais pas à emporter des vivres, puisque je comptais revenir de la mare à onze heures, pour déjeuner à la maison.

— C’est ça, fit Zéphyr, à onze heures, en plein soleil, n’est-ce pas ?

— Ah ça ! tu as donc peur de te faner le teint ? Ah ! mon ami, quand tu seras conscrit, tu feras un aussi mauvais soldat que tu fais un mauvais sabotier. Tu aimes trop tes aises, mon garçon.

— Mais je ne serai pas soldat, dit Zéphyr.

— Tu crois donc qu’on te laissera choisir ton numéro dans le sac ? ou espères-tu que le père Protat t’achètera un remplaçant, si tu tombes au sort ?

— Ah ! le pauvre cher homme ! je lui coûte déjà assez comme ça. Tenez, décidément, dit l’apprenti en détournant à gauche, prenons le pavé ; ça fait qu’en passant à Marlotte, nous pourrons boire la goutte.

— Mais, dit Lazare en renouant l’entretien, tu conviens que tu coûtes gros au père Protat ; ce n’est pas le tout d’en convenir ; puisque tu sais ton état, ce serait bien plus honnête d’essayer de t’acquitter envers lui par ton travail. Et, si tu avais commencé plus tôt à prouver ta reconnaissance, Protat, qui t’a élevé et qui est riche, aurait pu te venir en aide quand tu tireras à la conscription.

— On se passera de lui, dit Zéphyr, et puis d’ici ce temps-là !…

— En attendant, reprit Lazare, je dois te prévenir que j’avertirai Protat, et que ce soir même il saura que tu es un excellent ouvrier.

— Il s’en apercevra bien lui-même, fit Zéphyr. Je veux, ajouta-t-il en frappant sur le pavé, qu’avant trois mois on n’entende pas sonner sur ce chemin-là une paire de sabots qui ne soit de ma façon ; je veux que le père Protat n’ait pas seulement le temps de caresser sa fille ou de fumer sa pipe, tant je vais l’occuper à me débiter des frênes, des châtaigniers et des ormes. Puisqu’il faut qu’il tape, cet homme, il tapera sur du bois. Tiens donc, au fait, ça ne me fera plus de bleus aux épaules.

— Et la cause de ce brusque changement ? demanda Lazare.

— Ah ! la cause, fit Zéphyr avec un peu de tristesse, la cause… et, après une courte hésitation, il murmura entre ses dents : C’est un secret.

— Et ce secret, poursuivit Lazare, on ne peut pas le connaître, mon garçon ?

— Non, monsieur, fit l’apprenti assez sèchement.

— Hé ! pensa l’artiste, on dirait qu’il pousse le verrou. Puis il reprit : Mais si je te l’achetais ton secret, hein ?

— Il n’est pas à vendre, monsieur, continua l’apprenti avec le même laconisme.