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ADELINE PROTAT.

son extrémité occidentale. Là, comme si la lutte du sol avec les élémens était encore récente, on peut suivre dans toutes les traces qu’il a laissées le passage du cataclysme qui dut ébranler des carrières et pousser devant lui les blocs arrachés de leurs entrailles, comme un ouragan soulève à son approche la poussière du chemin. En pénétrant dans cette gorge, on croirait visiter les débris de quelque Ninive inconnue. Les masses gigantesques de rochers semblent encore recevoir l’impulsion du bouleversement, et se poursuivre, s’escalader comme une armée de colosses en déroute. Les uns, inclinés dans un angle de vingt degrés, paraissent prendre un nouvel élan pour continuer leur course ; les autres, penchés au bord d’un ravin dans une attitude menaçante, inquiètent le regard par leur immobilité douteuse. Les arbres, comme s’ils étaient encore tourmentés par un vent de fin du monde, se courbent avec des mouvemens qui les font ressembler à des êtres en péril et faisant des signaux de détresse ; les uns agitent leurs rameaux avec des torsions et des contorsions épileptiques ; les autres, comme des athlètes qui se provoquent à la lutte, avancent l’un contre l’autre une branche dont l’extrémité noueuse ressemble à un poing fermé. Les grands chênes séculaires, qui plongent peut-être leurs racines dans les limons diluviens et jadis ont fourni la moisson du gui aux faucilles druidiques, ont seuls conservé leur apparence de force et de beauté primitives. Tassés sur leurs troncs formidables, ils ressemblent à des Hercules au repos qui, ramassés sur leur torse, développent puissamment leur vigoureuse musculature.

C’est au point central du plateau que se trouve la mare, ou plutôt les deux mares formées sans doute par l’accumulation des eaux pluviales qu’ont retenues les bassins naturels creusés dans les rochers. Ce roc immense règne en partie dans toute l’étendue du plateau. Disparaissant à des profondeurs irrégulières, il reparaît à chaque pas, éventrant le sol par une brusque saillie. Aux fantastiques rayons de la lune, on se croirait encore sur quelque champ de bataille olympique où des cadavres de Titans mal enterrés pousseraient hors de terre leurs coudes ou leurs genoux monstrueux. Ce qui permet de supposer que cet endroit est situé au-dessus de quelque crypte formée par une révolution naturelle, c’est que le sabot d’un cheval ou seulement la course d’un piéton éveille des sonorités qui paraissent se prolonger souterrainement. À l’entour des deux mares, et profitant des accidens de terre végétale, ont crû les herbes aquatiques et marécageuses, où les grenouilles chassent les insectes, où les couleuvres chassent les grenouilles. Dans toutes les parties que les eaux de la double mare ne peuvent atteindre par leurs irrigations, les terrains