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Par une espèce de convention tacite, ils demeurèrent alors muets l’un et l’autre jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés à leur destination. Lazare prit un côté du chemin et marcha en méditant sans doute le programme de ses interrogations, et Zéphyr suivit l’autre côté, occupé probablement à préparer les explications qu’il venait de s’engager à fournir. Au bout de trois quarts d’heure de marche, ils gravissaient, l’un suivant l’autre et tous les deux un peu essoufflés, le raidillon par lequel on arrive de Marlotte à la Mare aux Fées.

Le plateau, qui doit sans doute son nom à quelque superstition légendaire dont la tradition n’a pas été conservée, domine d’un côté toute l’étendue du pays dont nous avons donné la description au premier chapitre de ce récit. Souvent reproduit par la peinture, c’est assurément l’un des lieux les plus remarquables que renferme la forêt. Aussi, l’on comprend que tous les artistes, non-seulement y viennent, mais encore y reviennent, car à la vingtième visite on peut encore découvrir une beauté nouvelle, un aspect nouveau, dans les mille tableaux, d’un caractère différent, qui d’eux-mêmes se dessinent à l’œil, et peuvent à loisir se rattacher au tableau principal ou s’en isoler, comme dans ces merveilleux chefs-d’œuvre épiques où l’abondance des épisodes apporte de la variété sans répandre de la confusion dans la grandeur et dans la simplicité de l’ensemble. Peu de sites offrent en effet autant de variété, et surtout dans un espace aussi restreint, car le plateau se développe sur une superficie de moins de quatre hectares. De dix pas en dix pas, l’aspect se métamorphose comme par un brusque changement à vue, et d’une heure à l’autre, suivant l’élévation ou la déclinaison du soleil, le tableau se modifie, dans son ensemble et dans ses accidens, comme une toile dioramique exposée successivement aux différons jeux de la lumière. Toutes les écoles de paysage peuvent rencontrer là des sujets d’étude. À ceux qui aiment les gras pâturages normands, où les troupeaux se noient jusqu’au poitrail dans les hautes vagues d’une herbe odorante et drue, que la brise fait houler comme une onde, le plateau offrira le dormoir où viennent les vaches de Marlotte. À ceux qui préfèrent les lointains lumineux baignés de vapeurs violettes ou dorées, et les collines aux croupes boisées, et les vallons creux d’où s’élève un brouillard bleu, le plateau échancrera par un côté son cadre de verdure, et par une brusque échappée, après les premiers plans de la forêt, océan de cimes éternellement agité comme une mer de flots, déroulera les plaines tranquilles qui s’enfuient vers la Brie et que limite aussi loin que peut atteindre le regard la bande immobile de l’horizon. Ceux qui manient la brosse enragée de Salvator, le plateau les fera descendre par un ravineux escarpement au milieu des profondeurs solitaires de la Gorge au Loup, qu’il domine dans