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bord étonné lorsqu’il entendit parler Adeline. C’était chose si nouvelle pour lui qu’une voix humaine qui ne fût ni aiguë, ni bruyante, ni querelleuse, que ce frais et sonore organe le surprit comme le mouvement d’une montre surprenait jadis les sauvages. Il fallut même quelque temps à la jeune fille pour apprivoiser l’apprenti, que l’habitude des mauvais traitemens et de l’isolement avait rendu farouche ; mais peu à peu le charme de cette douce voix, les câlineries de ces gentilles façons, les harmonieux mouvemens de ces gestes, cette distinction de manières qui avait d’abord éveillé la curiosité du jeune garçon, attirèrent sa sympathie. Adeline, se rappelant son enfance effrayée par les brutalités paternelles, et pensant que Zéphyr l’avait peut-être remplacée, sembla, comme nous l’avons dit, prendre à tâche de faire oublier le passé à ce frère adoptif. Recueilli pour accomplir un vœu fait à cause d’elle, elle ne fut pas longtemps à deviner de quelle façon son père avait compris l’accomplissement de ce vœu, et c’est alors qu’elle avait essayé, dans les bons soins qu’elle témoignait à l’apprenti, de donner à son père une leçon de paternité adoptive. Quant à Zéphyr, son besoin d’affection, jusque-là refoulé, ayant trouvé une issue, s’y précipitait avec la violence d’un torrent qui a rompu sa digue. Sevré de caresses, ou plutôt ne les ayant jamais connues, le premier baiser qu’Adeline lui mit au front lui causa une émotion telle qu’il faillit chanceler. Il aima Adeline, amour d’enfant sans doute, mais d’enfant plus vieux que son âge, et mûri par les méditations : sentiment étrange, si l’on veut, mais dont la précocité même avait sa cause dans des souffrances précoces qui avaient avancé moralement l’heure de la virilité ; amour qui faisait explosion comme un cri de reconnaissance, et dans lequel se résolvaient toutes les tendresses méconnues d’une enfance orpheline. Si Adeline était revenue trois ans plus tôt, Zéphyr, en recevant son baiser, l’aurait peut-être appelée : Ma mère ; mais elle venait déjà trop tard pour qu’il l’appelât : Ma sœur. La fraternité lui semblait un sentiment trop étroit pour contenir tout ce qu’il sentait vaguement remuer dans son cœur.

Ce fut à compter de ce moment que s’opéra dans Zéphyr cette métamorphose que le bonhomme Protat avait remarquée dans son apprenti. Autant Zéphyr, avant l’arrivée d’Adeline, avait hâte de sortir de la maison, autant il était devenu, après son retour, casanier, triste, quand on l’envoyait en course, et prompt à revenir au logis. Puis tout à coup l’apprenti était retombé dans sa paresse, dans sa lenteur, dans son insouciance des remontrances, si doucement qu’elles lui fussent adressées d’ailleurs. Ce changement coïncidait avec le deuxième séjour que Lazare était venu faire à Montigny. C’était alors que l’amour d’Adeline pour le peintre avait commencé. Avec le flair