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ADELINE PROTAT.

chose juste qu’il aidât par son travail l’homme qui l’avait recueilli et avait eu soin de lui pendant longtemps. N’ayant pu, quoi qu’il eût fait, trouver un père véritable en lui, l’enfant le reconnut pour maître et s’efforça de le contenter comme tel, moitié par reconnaissance et moitié par un sentiment d’honorable fierté.

Protat s’aperçut que son apprenti avait bonne envie de bien faire, il lui en sut gré, mais sans le lui témoigner, sans qu’une parole ou un geste d’encouragement vînt dire au pauvre garçon : Je suis content, continue. Protat pensait intérieurement, en voyant Zéphyr actif au travail : « Il ne fait que son devoir. » Cet aveu mental fait, il croyait que tout était dit. Par exemple, s’il arrivait à Zéphyr de ne pas comprendre du premier coup une explication, mal entendue ou mal donnée quelquefois ; s’il mettait un peu plus que le temps nécessaire à ébaucher un sabot ; s’il enlevait un copeau de plus, qui obligeait Protat à jeter un morceau de frêne ou de châtaignier au rebut, il poussait alors des cris qui retentissaient dans toute la maison : Zéphyr le ruinait, Zéphyr était un ingrat, un fainéant, un bon à rien faire ! et si l’apprenti essayait de se justifier doucement, la colère du maître tonnait avec plus de violence : — C’est bien fait, s’écriait-il ; ça m’apprendra à recueillir dans ma maison des gueux, des mendians ! Pourquoi ne l’ai-je pas laissé au coin de la borne ?

Un jour, en entendant ces paroles. Zéphyr s’était levé de son établi, avait regardé son maître en face, et lui avait dit tranquillement : — Monsieur Protat, je m’en vais. — Et où vas-tu ? répliqua le maître exaspéré. — Où vous m’avez pris, dit l’apprenti. — Ah ! tu crois ça, que je vais te laisser partir ! Ah ! tu crois que tu m’auras coûté plus d’écus que tu n’es gros, que je t’aurai élevé, instruit comme mon enfant, et que tu n’as qu’à t’en aller en me souhaitant le bonjour ! mais je suis ton maître, sais-tu ? La loi me donne tous les droits sur toi, et tu ne t’en iras que lorsque je voudrai, et je ne le voudrai que lorsque tu m’auras regagné tout ce que tu m’as dépensé depuis que tu es entré dans ma maison pour mon malheur. — Zéphyr secoua la tête et se remit à la besogne.

Cependant, ces violentes scènes se reproduisant tous les jours, la colère du sabotier faisant explosion à propos du plus petit prétexte qui lui était fourni, Zéphyr commença à se montrer indifférent. Les récriminations du sabotier étaient pour ainsi dire ponctuées de coups ; l’apprenti entendait les unes sans les écouter, recevait les autres sans les sentir. Ne sachant plus distinguer lui-même quand il faisait bien ou mal, ahuri par l’éternel ouragan qui grondait au-dessus de sa tête, Zéphyr tournait presque à l’idiotisme. Ce fut alors qu’Adeline revint à Montigny. Zéphyr, assez indifférent à ce retour, parut d’a-