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aux prises, à l’autre bout du monde, l’Angleterre et le Céleste Empire. Peut-être eût-elle vu sans déplaisir l’ambition démesurée de sa rivale se briser contre la grande muraille, car il arrive souvent que le patriotisme, égaré par d’aveugles haines, se complaît dans les désastres d’autrui ; mais il faut laisser au vulgaire ces préjugés étroits et stériles. Si l’on observe les choses de plus haut, on reconnaîtra qu’il ne s’agissait point seulement d’une querelle survenue entre l’Angleterre et la Chine à l’occasion de quelques caisses d’opium : la civilisation, l’honneur même du nom européen, combattaient dans les rangs de l’expédition britannique; c’était le génie de la vieille Europe qui se décidait à demander raison d’injurieux dédains et d’humiliations trop longtemps subies. Du jour où la Grande-Bretagne commençait le feu, les autres nations de l’Occident étaient tenues de respecter, sinon d’appuyer, cette initiative qui leur ouvrait les portes du plus vaste empire de l’Asie. Le gouvernement français prit, dès l’origine, cette louable attitude. Il garda la plus stricte neutralité; mais il eut soin d’entretenir constamment sur les côtes de Chine un navire de guerre qui suivait, sans les contrarier, tous les mouvemens de l’escadre anglaise. La Danaïde, la Favorite, l’Érigone, commandées par des officiers du plus haut mérite, MM. Ducampe de Rosamel, Page et Cécille, remplirent tour à tour cette mission délicate. En outre, un agent spécial, M. de Jancigny, fut envoyé en Chine à bord de la frégate l’Érigone, pour étudier particulièrement les ressources que pouvaient offrir au commerce les marchés conquis par les armes de l’Angleterre.

Il est assez curieux de connaître l’effet produit sur les Chinois par la présence de nos navires de guerre. Tantôt on nous supposait de sinistres projets, et les mandarins donnaient ordre de se défier de nous, vu notre qualité de barbares; tantôt, au contraire, notre pavillon apparaissait comme une menace contre les Anglais. Yhking, qui, après l’occupation de Ningpo, fut placé à la tête des troupes du Chekiang, avec le titre de «général inspirant la terreur,» crut devoir un jour rassurer ses compatriotes en leur disant, dans une proclamation, que les ennemis, réduits à la dernière extrémité, avaient été obligés d’implorer l’appui des Français, «peuple qui leur ressemble par le costume.» On se figure aisément toutes les suppositions auxquelles l’imagination si féconde des mandarins et des lettrés pouvait se livrer sur notre compte. Sir John Davis a recueilli à ce sujet une pièce fort intéressante qui mérite d’être reproduite textuellement : c’est un rapport adressé à l’empereur par Yshan, l’un des généraux de l’armée de Canton.

«Pendant la douzième lune de l’année dernière (janvier 1842), les chefs Jancigny et Cécille arrivèrent à Hong-kong à bord d’un bâtiment de guerre, en annonçant que d’autres navires ne tarderaient pas à les joindre. Tandis que nous prescrivions une enquête sur cet incident, on nous apprit que Cécille était venu à Canton dans une barque, et les marchands hanistes nous dirent qu’il désirait avoir une entrevue avec les mandarins. Nous dûmes considérer que les Français avaient été respectueux et dociles dans leurs relations de commerce, tandis que les Anglais, en se montrant rebelles et en faisant la guerre, avaient entravé le négoce des autres nations et provoqué ainsi de vifs ressentimens. Comme les chefs français ne demandaient qu’un entretien purement officieux, nous avons cédé aux circonstances et nous nous sommes relâchés de