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remplace habilement les réponses de Beaumarchais. Le procédé était commode et le dispensait de se mettre en frais ; mais le public se permettait de douter que Beaumarchais battît si facilement la campagne, et il se moquait du juge Goëzman en attendant que Beaumarchais publiât sa confrontation avec lui. Cette confrontation devait composer un sixième mémoire[1] qui ne fut point rédigé, le jugement intervenu bientôt après l’ayant rendu inutile ; mais on peut deviner qu’il eût été fort comique, d’après le mémoire même de Goëzman, car lorsqu’il s’agit de peindre Beaumarchais l’interpellant à son tour, Goëzman se dispense d’aller plus loin, pour n’avoir pas à retracer, dit-il, une scène révoltante de hardiesse et d’insolence ; il nous en donne cependant une idée par le petit trait suivant : « Il (Beaumarchais) me montra, en portant ses deux mains l’une contre l’autre, un espace vide assez considérable qu’il pourrait, dit-il, remplir avec les journaux qu’il s’est clandestinement procurés sur ma conduite depuis que mon existence est devenue intéressante pour lui. Je me suis contenté de lui dire en riant que je voyais bien que, dans un pays d’inquisition, il aurait de l’aptitude à devenir un excellent familier, et qu’il est étonnant que le saint-office ne l’eût pas retenu en Espagne, où il a fait un si glorieux voyage, mais qu’en France, où l’espionnage des citoyens est un crime public, ce petit métier-là pourrait le conduire quelque jour à quelques cents lieues de Paris, vers les côtes. » C’est assez spirituel pour le juge Goëzman, mais ce n’est peut-être pas très magistral, et on dirait d’un homme qui a quelque motif de redouter l’inquisition.

Les trois autres adversaires de Beaumarchais ne lui sont pas moins utiles que les deux premiers. L’un est une espèce de banquier agioteur nommé Bertrand, qui a été l’intermédiaire entre Beaumarchais et le libraire ami de Mme  Goëzman. Effrayé de se voir compromis par la dénonciation du juge et persuadé d’avance que Beaumarchais était un homme perdu, après avoir d’abord déclaré la vérité, il s’était rangé du côté qui lui paraissait le plus fort, et inclinait à charger Beaumarchais au profit de Mme  Goëzman. Le premier mémoire de celui-ci le redressait assez doucement et assez poliment. Bertrand lui décocha en réponse un mémoire avec cette épigraphe tirée des psaumes : Judica me, Deus, et discerne causam meam de gente non sancta, et ab homine iniquo et doloso erue me. Beaumarchais ne se vengea du grand Bertrand qu’en lui infligeant l’immortalité du ridicule. Ici comme toujours la nuance des physionomies est parfaitement saisie. C’est en vain que Bertrand s’efforce d’être excessivement méchant,

  1. On ne compte en général que quatre mémoires de Beaumarchais dans l’affaire Goëzman ; mais il y en a cinq en y comprenant le supplément au premier, qui est, après le quatrième, le plus intéressant de tous.