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Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 1.djvu/178

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nous a raconté lui-même comment, à Francfort, dans une société où on lisait tout haut les mémoires de Beaumarchais, une jeune fille lui donna l’idée de transformer en drame l’épisode de Clavijo. À Paris, l’impression était naturellement plus vive encore ; l’adversaire de Goëzman avait pour lui non-seulement les jeunes gens et les femmes, mais tous les magistrats de l’ancien parlement et tout ce qui tenait à eux. Bien plus, telle était l’inconsistance des esprits, que Louis XV lui-même s’amusait de cet ouvrage ; Mme Du Barry en riait, elle faisait jouer chez elle des proverbes où l’on mettait en scène la confrontation de Mme Goëzman et de Beaumarchais. Maupeou seul ne riait pas. L’enthousiasme excité par les mémoires de Beaumarchais me paraît vivement rendu dans les deux lettres suivantes, qui sont de la femme d’un président de l’ancien parlement, Mme de Meinières[1] ; elles contiennent de plus une spirituelle analyse du quatrième mémoire, et c’est ce qui me détermine à les citer presque tout entière.


« Je l’ai fini, monsieur, cet étonnant mémoire. Je maudissais hier les visites qui interrompaient cette délicieuse lecture, et, quand elles étaient sorties, je les remerciais d’avoir prolongé mes plaisirs en les interrompant. Bénis soient au contraire et à jamais le grand cousin, le sacristain, le publiciste et tous les respectables qui nous ont valu la relation de votre voyage en Espagne ! Vous devez des récompenses à ces gens-là. Vos meilleurs amis ne pouvaient vous faire aussi bien valoir par leurs éloges et leur attachement que vos ennemis ont fait en vous forçant de parler vous-même de vous-même. Grandisson, le héros de roman le plus parfait, ne vous vient pas à la cheville du pied. Quand on vous suit chez ce M. Clavijo, chez M. Whall, dans le parc d’Aranjuès, chez l’ambassadeur, chez le roi, on palpite, on frémit, on s’indigne avec vous. Quel pinceau magique que le vôtre, monsieur ! quelle énergie d’âme et d’expressions ! quelle prestesse d’esprit ! quel mélange incroyable de chaleur et de prudence, de courage et de sensibilité, de génie et de grâce ! J’eus l’honneur de voir hier Mlle d’Ossun[2], et nous parlâmes de vous, de votre mémoire ; peut-on parler d’autre chose ? Elle me dit que vous aviez passé à sa porte. Si vous aviez besoin de la rencontrer, elle vient assez exactement les dimanches aux Pavillons[3], et je vous offre de vous y rassembler. C’est une fille du premier mérite dont le cœur et la tête sont excellens ; mais, à propos de cœur et de tête, qu’en faisiez-vous chez Mme de Saint-Jean ? Vous m’y paraissiez aimable comme un joli homme, et ce n’est pas la façon de l’être la plus attrayante pour une vieille femme telle que moi. J’ai bien vu que vous aviez de l’esprit, des talens, de la confiance, des agrémens dans le commerce ; mais je n’aurais jamais deviné en vous, monsieur, un vrai père de famille et l’auteur sublime de vos quatre mémoires[4] ; il faut que je sois bien bête, et que les

  1. Mme de Meinières avait une certaine réputation littéraire ; elle avait traduit l’Histoire d’Angleterre de Hume.
  2. La sœur du marquis d’Ossun, ambassadeur de France en Espagne.
  3. Aux Pavillons de Chaillot.
  4. Cette phrase donne une idée très nette de l’impression de surprise que produisaient