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un air de Baltique. Un pâle soleil est réfléchi par des toits couverts de fer-blanc. L’impression que je ressens est une impression de tristesse, de silence, d’éloignement. Je descends sur le beau quai de Montréal ; on y embarque quelques bûches, on y entend retentir de rares coups de marteau. Que sont devenus le mouvement et le tumulte qui animaient les ports des États-Unis ?

À peine débarqué, une querelle survenue entre deux charretiers fait parvenir à mon oreille des expressions qui ne se trouvent pas dans le dictionnaire de l’Académie, mais qui sont aussi une sorte de français. Hélas ! notre langue est en minorité sur les enseignes, et, quand elle s’y montre, elle est souvent altérée et corrompue par le voisinage de l’anglais. Je lis avec douleur : manufactureur de tabac, sirop de toute description ; le sentiment du genre se perd, parce qu’il n’existe pas en anglais ; le signe du pluriel disparaît là où il est absent de la langue rivale. Signe affligeant d’une influence étrangère sur une nationalité qui résiste, conquête de la grammaire après celle des armes[1] ! Je me console en entendant parler français dans les rues. On compte par écus, par louis et par lieues. Je demande l’adresse de M. Lafontaine, qui n’écrit pas des fables, mais qui est le chef d’un ministère libéral et modéré, et j’apprends avec un certain plaisir qu’il demeure dans le faubourg Saint-Antoine. Le faubourg Saint-Antoine de Montréal est beaucoup plus agréable que celui de Paris : il est plus propre, moins bruyant ; c’est un vrai faubourg champêtre, avec beaucoup de jardins. Le faubourg Saint-Antoine, au temps de Mme de Sévigné, devait ressembler à cela.

En sortant de chez M. Lafontaine, je suis revenu par un chemin à mi-côte, bordé de jolies maisons en bois, souvent ornées de moulures et de fenêtres gothiques. Je m’étonne que la végétation ne soit pas plus septentrionale ; je m’attendais presque à ne voir que des arbres toujours verts, et j’en vois très peu. J’aperçois en revanche de très-beaux chênes. Le pommier de Normandie croît à côté de l’orme américain dans cette France américaine. Le soleil est plus chaud que ce matin ; je trouve la ville moins triste ; la rue principale est bordée d’assez beaux magasins. La cathédrale, quoique peu ancienne, a un aspect de gothique européen, un faux air de Notre-Dame. Les maisons sont généralement bâties en granit ou en bois ; on peint ce bois en gris pour imiter le granit. La couverture métallique

  1. Un poète canadien s’est plaint de cette invasion de l’anglais dans des vers comiquement barbares :

    Très souvent, au milieu d’une phrase française.
    Nous plaçons sans façon une tournure anglaise.
    Presentpment, indictment, impeachment, fireman,
    Sheriff, writ, verdict, bill, roast-beef, foreman.