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traîtres et mercenaires, l’occasion d’être payés, et c’est grâce au nombre et à la fermeté de ceux qui, contredisent vos projets que vous êtes maintenus en sûreté et en salaire; car, abandonnés à vous-mêmes, dès longtemps vous seriez perdus. »

— «Quelle peinture! quelle leçon! interrompit vivement le général. Quelle image de tous les temps! L’avidité des corrompus, l’apathie de la foule, le calcul de quelques habiles, et finalement l’ingratitude très-juste des corrupteurs : on ne dira pas, j’espère, qu’il n’y a rien là de pratique pour nous; que c’est un autre monde, une autre société. Je tiens cela pour vrai dans le présent, pour vrai dans l’avenir; mais, franchement, cela m’intéresse moins, par l’excès même de la ressemblance. Ce qui me ravit dans l’antiquité, ce que je saurais gré de voir exhumer, comme une statue dont les belles proportions nous étonnent, c’est ce qui s’éloigne de notre égoïsme moderne, de notre esprit mercantile, sujet à passer trop vite de l’intelligence des arts utiles au trafic des personnes. Demandons aux anciens de préférence ce qui est rare parmi nous, les illusions de gloire et d’enthousiasme, illusions bien justement appelées ainsi du temps de Démosthènes, car elles ne purent rien sauver, rien prévenir. Et cependant ce n’est que lorsque ces illusions-là sont tout à fait mortes qu’un peuple tombe en décadence. Nous en sommes loin, j’espère, si la liberté se conserve en France. Mais voyons aujourd’hui cette noble inspiration dans l’homme qui ne voulut pas survivre à la liberté de son pays.

— « Mon travail, peu digne de Démosthènes et de vous, n’est pas achevé, dis-je au général : j’aurais besoin de votre aide. J’ai lu quelque part qu’un livre des Sections coniques d’Apollonius, perdu dans l’original grec, ne s’étant retrouvé que dans une version arabe, un célèbre mathématicien, Viviani, qui ne savait pas un mot d’arabe, et un honnête arabisan, Abraham Echellensis, qui ne savait pas un mot de mathématiques, se réunirent pour interpréter ce texte unique, et qu’il s’en fit ainsi une très bonne traduction. Il faudrait de même, général, pour donner l’idée de cette magnanimité de Démosthènes, joindre à mon grec de collège votre âme oratoire, ou, pour dire plus, votre âme guerrière et les épreuves de votre vie; car, je le crois, ce Démosthènes tant calomnié, dont la jeunesse, avant d’être toute dévouée à la patrie, est mêlée de quelques faiblesses ou de quelques obscurités, fut un cœur héroïque. Je ne sais s’il s’est mal battu à Chéronée; mais il y avait plus de courage et de péril à faire décréter la guerre et à l’organiser, qu’il n’y en aura jamais dans aucun combat, et vous savez d’ailleurs comment il est mort.

— «Voyons, dit le général, ce qu’il a dit dans cette dernière défense de sa vie publique : prenons votre traduction, et ne comptez pas sur la nôtre. La chose fût-elle possible, je n’en ai pas le temps; je suis