Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 1.djvu/451

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

le langage et par l’ordonnance est le mérite et le danger du caractère intellectuel de notre nation. Le raisonnement est facile en français, et c’est pour cela qu’il est puissant. Or nul n’ignore par quelles fatales circonstances historiques l’appui de toute bonne tradition de gouvernement nous a manqué, et la raison seule, la périlleuse et brillante raison, est devenue notre flambeau, quand nous avons conçu la nécessité ou la prétention de nous donner des lois. Faire des lois avec des idées, voilà l’œuvre et l’honneur et la fatalité de la révolution française. A qui la faute? A tous, et surtout au passé. Les institutions irréformables condamnent aux révolutions radicales.

Burke ne connaissait pas beaucoup la France ni sa littérature, et il nourrissait contre les anciens ennemis de Guillaume III et de George II l’aversion excusable d’un whig, d’un protestant et d’un Anglais. Il ne parle avec bienveillance ni de Louis XIV ni de son successeur. Cependant, comme la plupart de ses compatriotes éclairés, il n’avait pas vu sans intérêt les efforts du gouvernement de Louis XVI pour se relever et s’améliorer. Il avait loué ce prince et son ministre Necker en plein parlement, et, dans les vives luttes de la guerre d’Amérique, il avait cédé au penchant de toute opposition à vanter un gouvernement étranger aux dépens du gouvernement national qu’elle combat. Après avoir dans sa jeunesse visité la France, il y était retourné en 1773, puis en 1775; il avait vu Mme du Deffand, qui lui trouvait beaucoup d’esprit. C’est dans un de ces voyages que, conduit à Versailles, il vit la cour et cette dauphine dont l’image resta si gracieuse et si belle dans son imagination. Il ne fit que traverser les salons de Paris, et dans la session suivante, au printemps de 1773, il dénonçait dans la chambre des communes la conspiration de l’athéisme à la jalousie vigilante des gouvernemens. « Sous les attaques systématiques de certains hommes, je vois quelques-uns des appuis du bon gouvernement commencer à tomber; je vois propager des principes qui ne laisseront à la religion pas même la tolérance, et qui feront moins qu’un nom de la vertu elle-même. » Quand les premières lueurs de 1789 commencèrent à briller, en Angleterre même les yeux furent éblouis ; la prise de la Bastille y fut saluée par l’enthousiasme. Burke ne le contredit pas, mais ne le partagea pas; il attendit.


« Toutes nos pensées, écrivait-il le 9 août à son ami lord Charlemont, sont suspendues par notre étonnement au surprenant spectacle qu’étale un pays voisin et rival. Quels spectateurs et quels acteurs ! l’Angleterre contemplant avec étonnement la France luttant pour la liberté, sans savoir s’il faut applaudir ou blâmer! L’événement, en effet, quoique je pense avoir vu quelque chose de pareil se préparer et venir depuis quelques années, a pourtant en soi du paradoxal et du mystérieux. Le courage entreprenant (the spirit), il est impossible de ne pas l’admirer; mais la vieille férocité parisienne a éclaté