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quer l’ouverture de la citerne qu’il s’agit de vider. Un seau cerclé de fer y est introduit par lui, et sort de là rempli jusqu’aux bords de ce qu’on prendrait pour du lait écumant : l’Indien l’accroche à la corde dont il s’est aidé pour se rendre à ce poste périlleux. Le seau, vidé sur le pont dans une grande tonne, retourne à Tashtego par la même voie. C’est ce qu’on appelle to bale the case, mot pour mot, écoper ou assécher la boîte, opération qui peut se compliquer, on va le voir.

La boîte était vide aux deux tiers. Tashtego, muni d’une longue perche, poussait le seau jusqu’aux profondeurs les plus intimes de ce foudre immense, et venait de l’en retirer tout fumant, lorsque son pied venant à glisser, et avant qu’il eût pu se retenir au câble tendu près de lui, notre homme disparut tout à coup dans la cavité béante. Daggoo, le géant noir, avait heureusement l’œil au guet. — Un homme à la mer ! s’écria-t-il. L’expression n’était pas juste, mais l’éveil n’en était pas moins donné. D’ailleurs l’intrépide nègre ne perdait pas une seconde. Il avait déjà un pied dans le seau, une main autour du palan, et descendait à son tour sur la tête de la baleine, laquelle, comme mue par quelque pensée soudaine, s’agitait de droite et de gauche. Tashtego s’y démenait de son mieux.

Tandis que son compagnon organisait à la hâte des moyens de sauvetage, — incident nouveau plus terrible que le premier ! — l’un des crochets de fer auxquels la tête énorme est suspendue craque et se brise sous le poids qui le charge ; l’autre, seul désormais, semble près de céder aussi. — Descendez ! descendez ! crie-t-on de toutes parts à Daggoo ; mais il île se déconcerte pas, et, s’acharnant à son entreprise, il pousse de plus belle à l’aide de sa longue perche, dans le puits où Tashtego se débat, le seau qui doit l’aider à en sortir. Le ciel devrait une récompense à tant de dévouement, et, au lieu d’un secours inespéré, c’est un nouveau désastre qu’il envoie aux deux pauvres diables ainsi compromis. Le second crochet se rompt à son tour : la tête du cachalot glisse dans la mer avec un bruit pareil à celui du tonnerre, et tout disparaît, pour quelques instans, derrière un voile d’écume.

Daggoo était heureusement, lorsqu’on le revit, accroché au cordage qui pendait encore le long du bord ; mais Tashtego, l’infortuné Tashtego, toujours enfoui dans cette tête qui s’abîmait au fond de la mer, quelle main pouvait le tirer de là ? Tout le monde le croyait perdu. On n’avait pas remarqué qu’au moment décisif le bon et généreux Queequeg, le digne souverain de Kokovoko, s’était élancé au secours de son camarade. Il plongea, un sabre entre les dents, et, pratiquant une rapide incision dans l’espèce de tonne qui s’enfonçait lentement, il en retira par les cheveux, plus qu’à moitié suffoqué, notre Indien, ravi par miracle au plus bizarre trépas.