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Maintenant que les principaux incidens de la pêche à la baleine sont connus, faudrait-il détailler les opérations qui la complètent. Elles sont du ressort de la Cuisinière bourgeoise malgré leur côté poétique et pittoresque. Lorsque sur le pont, ruisselant de graisse et de sang, on fait fondre dans des chaudières scellées aux fourneaux les crétons de baleine, les navires baleiniers, devenus autant de phares flottans, dérivent sur la mer, enveloppés de flammes, et devancés ou suivis par des masses de fumée que le vent balaie. La lune mêle ses pâles rayons aux vives et mobiles clartés des navires qui louvoient, aux phosphorescences des flots sur lesquels ils glissent. L’albatros aux larges ailes et les damiers blancs qui lui servent d’escorte, attirés par l’odeur du poisson, viennent dans l’espoir d’enlever à la volée quelques-uns des débris qu’on jette par-dessus les lisses ; et lorsque la carcasse du cachalot est larguée, lorsque les vagues l’emportent vers quelque grève ou quelque récif, ces oiseaux voraces la suivent obstinément, tantôt effleurant la mer, tantôt s’élevant à de prodigieuses hauteurs pour s’élancer de là sur leur proie.

Malgré le caractère imposant de ces tableaux maritimes, il faut revenir à notre drame et à notre héros. La haine d’Ahab, cette colère impie, ce besoin de vengeance qu’il éprouve en songeant à Moby Dick, voilà le lien de ce récit trop souvent interrompu.

Comme toute tragédie classique, celle-ci a ses mystérieux pronostics, ses augures sinistres. Telle est la rencontre du Jéroboam et du Pequod. Lorsque ces deux baleiniers se hélèrent, un personnage étrange apparut à bord du premier. C’était un jeune homme élevé parmi les shakers de Neuskyeuna, aux yeux desquels il passait pour un grand prophète. Saisi tout à coup d’un caprice apostolique, il avait quitté ses coreligionnaires, et s’était enrôlé parmi les matelots du Jéroboam, sur lesquels, à leur tour, il exerça la plus bizarre fascination par son fanatisme froid et positif, sa folle audace, et le récit puissamment coloré de ses rêves délirans. Il se prétendait l’archange Gabriel, le libérateur des îles de la mer, le vicaire-général de l’Océanie, et ces âmes simples, dominées par l’incohérence même de ces titres pompeux, le respectaient et le craignaient comme un être de nature supérieure. Le capitaine, moins facilement acquis aux extravagances de ce matelot qu’il déplorait d’avoir embarqué, voulait se débarrasser de lui à la première occasion ; mais tel était l’ascendant déjà pris par le voyant sur tout l’équipage, que son expulsion fût devenue le signal d’une désertion en masse. Il avait donc fallu le garder à bord.

Tel était le singulier compagnon que le capitaine Mayhew, du Jéroboam, avait dans sa chaloupe lorsqu’il vint côtoyer le Pequod, où il ne voulait pas monter, ayant à bord une maladie contagieuse.