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les aventures orgueilleuses qui l’appellent. Nommé pasteur selon le vœu de sa famille, établi auprès de son vieux père, pasteur lui-même, dont l’exemple et la tranquille félicité lui rendent par instans un peu de calme, il trouble à plaisir cette période idyllique de sa vie, et la termine enfin par un coup d’éclat. Il publie une brochure scandaleuse contre le christianisme, et se fait chasser par le synode. Son vieux père en mourra; que lui importe? Il a rompu les liens qui l’enchaînaient; le voilà lancé dans l’absolu! Comme il s’applaudit de son équipée ! avec quelle joie sinistre il prend congé du foyer maternel et s’engage dans la ténébreuse milice des éclaireurs du monde! Ce mélange de crédulité béate et d’impatience révolutionnaire est parfaitement décrit.

Wagner n’est pas encore perdu : il y a chez lui, en définitive, plus de niaiserie que de méchanceté, j’entends cette niaiserie philosophique qui est la compagne et le châtiment de l’orgueil; mais suivez-le à Berlin, et voyez-le descendre l’un après l’autre tous les degrés de l’abîme ! Le maître de Wagner, le Faust ridicule dont celui-ci est le famulus, est un certain docteur Louis Horn, qui a puisé sa règle de conduite dans les plus cyniques théories de ces derniers temps. Louis Horn et Ernest Wagner ne sont pas, qu’on le sache bien, la caricature de certains sophistes célèbres; c’est mieux que cela, c’est l’image trop exacte, hélas ! des disciples sans nom que tout agitateur est condamné à traîner derrière soi. Tandis que la dialectique continue de divaguer paisiblement dans son cabinet d’études, l’élève traduit en actes la pensée du maître, et le maître lira un matin la biographie du disciple dans quelque récit de cour d’assises. Wagner a rencontré à Berlin la femme libre que lui montraient ses songes. C’est autour de cette femme que va s’agiter un drame plein de détails burlesquement sinistres. Le docteur Horn et un certain comte César, agent de la propagande polonaise, sont les rivaux d’Ernest Wagner. Une des scènes les plus curieuses dans ce triple combat d’intrigues et de trahisons intimes, c’est la mort du docteur Horn. Après toutes sortes de vilenies, humilié dans son orgueil et dénué de toutes ressources, le docteur se tue; mais, avant de lâcher la détente de son pistolet, il a rédigé une dernière instruction philosophique à l’adresse de Wagner. « Je meurs, lui écrit-il, fidèle à mes doctrines; je meurs comme un représentant de l’absolu. La racaille humaine se soumet servilement à la mort amenée par des causes étrangères; moi, ma mort est mon œuvre. Le principe que j’ai toujours défendu, tu le sais, c’est que l’homme doit être maître de lui-même, jouir de lui-même, n’aimer que lui-même, ne dépendre que de lui-même... La conclusion est qu’il doit se tuer lui-même. » Vous trouverez peut-être que ce résumé du système et de l’existence du docteur est une charge trop bouffonne; ne le croyez pas : les choses sont si bien amenées dans la trame du roman, la génération du mal est si complètement décrite, ce malheureux est tellement la dupe des grands mots et des formules creuses de son école, que cette sinistre parade du mourant est la conclusion nécessaire d’une telle vie.

Les deux chapitres qui terminent l’ouvrage, l’un intitulé propagande, l’autre bourgeois et prolétaires, nous font assister aux dernières aventures, aux dernières avanies du théologien renégat. Un instant on croit qu’il va s’arrêter sur la pente rapide où il glisse. Il veut revenir sur ses pas, il sent se réveiller les instincts honnêtes que l’infatuation n’a pas complètement