Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 1.djvu/534

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

étouffés; vain espoir! c’est une lueur qui brille et qui passe. Ernest Wagner n’est-il pas le messie d’un monde nouveau? Si les bourgeois ne sont pas séduits par ses doctrines athées, il s’adressera aux prolétaires et leur enseignera le communisme. Adieu les théories transcendentales et les apophtegmes métaphysiques! le voilà obligé de parler le langage du tailleur Krist, excellente figure, type démagogique reproduit avec une habileté magistrale. Suivez-le jusqu’au bout dans cette lamentable odyssée, vous le verrez à Vienne, au milieu de ses adeptes, chercher un trépas éclatant sur les barricades d’octobre. Pourquoi l’auteur le fait-il fusiller par les soldats du prince Windisch-Grætz? Il fallait que cet homme, dont la vanité a conduit toute la vie, rentrât obscurément dans la foule et subît la longue humiliation de son impuissance. Et maintenant, si vous vous rappelez sa première enfance, son père entouré de respect, sa mère pieuse, attentive, dévouée, sa douce fiancée Aima et toute cette famille qui marche gravement dans le sentier du devoir, ce n’est pas la mort du malheureux qui jettera le plus de tristesse sur cette impitoyable étude, c’est l’attitude du mourant et l’obstination titanique de son âme. Les Titans modernes! dit l’auteur, et l’on se demande pendant tout le cours de l’ouvrage si ce n’est pas un titre ironique. Où sont les Titans en effet? Nous n’avons affaire qu’à de vulgaires vanités et à des caractères lâches. L’auteur évite trop soigneusement la déclamation pour donner à ses personnages l’altière audace qui pourrait diminuer leurs misères. Mais tout à coup, au dernier moment, du sein de cette nature vide et de ce cœur desséché, du fond de ce néant, si je puis dire, s’élève une parole épouvantable : « J’ai mené une vie bien errante, écrit Wagner avant de mourir; j’ai péché de mille manières, et cependant je ne saurais éprouver de repentir. S’il existait un Dieu, je comparaîtrais devant lui sans trembler. J’ai vécu saintement, mes péchés même étaient purs. De toutes les forces de mon être j’ai poursuivi la vérité. » Qu’en dites-vous? ce titanisme que nous cherchions, il me semble que le voilà. Le Titan moderne ne puise pas son audace dans le développement gigantesque de son corps comme le Titan de la fable, mais dans la faiblesse et l’indigence de son âme. L’idée du bien s’est éteinte au fond de sa conscience; cette critique meurtrière qu’il a portée partout a fini par le détruire lui-même, et c’est parce qu’il est le néant qu’il peut s’écrier avec raison : Je ne tremble pas !

Les Titans modernes rappellent par bien des points un vif et spirituel récit publié chez nous en 1849 et qui méritait de ne pas passer inaperçu : je parle de cette peinture de mœurs politiques intitulée Un Héros. Tout est triste dans ce livre; l’indignation n’y tient pas de place, mais l’observation y est précise, inexorable. L’auteur n’intervient pas dans son récit; il craint la déclamation, il craint l’emphase. C’est assez pour lui de laisser parler les choses, et certes elles crient assez d’elles-mêmes. Bien qu’il y ait beaucoup de talent dans les deux ouvrages, l’invention y brille peu; on voit clairement que l’écrivain ne s’est pas proposé une œuvre d’art. Ne lui demandez pas autre chose qu’une enquête sans pitié, ou, si vous l’aimez mieux, une opération chirurgicale accomplie d’une main sûre. C’est peut-être pour ce motif que les deux romanciers ont gardé l’anonyme : s’effaçant devant leur œuvre, ils ont voulu que rien ne vînt s’interposer entre la réalité lugubre et la fidèle copie qu’ils en donnaient.