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stances viendraient à légitimer à ses yeux. Chose singulière, il y a trente ans, les États-Unis se mettaient en quête de garanties contre les projets présumés de l’Angleterre sur l’île de Cuba ; ils négociaient des traités contre l’ambition britannique. Aujourd’hui ils n’en sont plus à dissimuler leur propre ambition. Cela peut donner la mesure des progrès de l’esprit de conquête en Amérique. Cet esprit, au reste, tend à dominer dans la prochaine ère présidentielle par l’avènement au pouvoir de l’élu du parti démocrate, M. Franklin Pierce. Le parti démocrate américain n’est point du tout, en effet, ce que ce mot pourrait faire supposer en Europe. Que l’esclavage existe aux États-Unis, ses instincts d’égalité ne s’en émeuvent guère. Ce qui le distingue essentiellement, c’est l’humeur conquérante, c’est cette ardeur de convoitise territoriale qui a provoqué la guerre du Mexique en 1846 sous la présidence de M. Polk. La question est de savoir si nous assisterons à une nouvelle explosion de ces mêmes tendances. Déjà les motions se succèdent dans ce sens au sénat de Washington, et le véritable mobile se cache sous le prétexte spécieux de lutter contre l’influence de l’Europe en Amérique. Un sénateur de la Louisiane, M. Soulé, a proposé de mettre 11 millions de dollars à la disposition du pouvoir exécutif pour soutenir la lutte. Un autre des chefs principaux du parti démocrate, le général Cass, est l’auteur d’une proposition identique. À ses yeux même, toute tentative d’une puissance européenne pour coloniser une portion du continent américain est un cas de guerre. L’Amérique tout entière pour les Américains, voilà le mot ! Ce n’est point le général Cass qui dissimulera ses vues sur Cuba. Nul ne confesse avec plus de naïveté cet « appétit glouton de territoires » qui est le propre de l’insatiable Yankee. Ainsi se dessine de toutes parts la politique prochaine des États-Unis. Il n’est point impossible cependant que le nouveau président ne soit plus sage que son parti. M. Franklin Pierce passe pour un homme modéré, intelligent et ferme ; il ne se donnera point sans doute pour mission de satisfaire tous les farouches appétits du parti démocratique ; mais pourra-t-il résister à tous les entraînemens populaires de son pays ? Là est la question.

Ce qu’il y a de plus singulier, c’est qu’un des prétextes de cette récente recrudescence de l’exclusivisme américain, c’est cette malheureuse expédition de M. de Raousset-Boulbon au Mexique dont nous avons parlé. Les bons démocrates de l’Union savaient pourtant bien à quoi s’en tenir sur les chances probables de cette petite troupe de Français engagés, non sans courage d’ailleurs, au milieu de l’anarchie mexicaine ; ils n’ignoraient pas que c’était une aventure qui avait commencé par le hasard d’une victoire, et qui devait finir par le hasard d’une défaite ; c’est ainsi, en effet, qu’elle vient de s’achever. La petite armée de M. de Raousset-Boulbon, un moment victorieuse, a été dispersée dans deux combats, ou a capitulé avec les honneurs de la guerre, et s’est retirée vers Guaymas pour évacuer tout à fait le sol mexicain. C’était une entreprise qui réunissait évidemment peu de chances de succès ; mais c’était bien assez pour réveiller l’appétit yankee, selon le langage du général Cass, à l’endroit du Mexique. Et véritablement, en dehors même de cet épisode, qui n’a pas beaucoup ajouté aux embarras réels du Mexique, comment ne s’expliquerait-on pas l’ambition américaine en présence de l’incurable anarchie qui dévore ce pays ? Chaque arrivage porte maintenant le bulletin de quelque révolution nouvelle qui enlève une portion du territoire au gouvernement