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si riche de son propre fonds, l’obscurité qui résultait parfois de l’entassement d’érudition orientale dont il avait surchargé son poème. Le petit volume de Lalla-Rookh produit par moment sur les esprits délicats l’effet de ces riches essences d’Orient, suaves à la première respiration, et qui finissent par étourdir le cerveau. En 1814, tandis qu’il achevait Lalla-Rookh, Moore fit un voyage à Londres. Les grands éditeurs, Murray, Longman, assiégèrent le poète pour avoir son œuvre. Murray offrit 2,000 guinées (50,000 fr.) de ce simple volume de vers. Les amis de Moore trouvaient que c’était trop peu. Perry, l’influent rédacteur en chef du Morning-Chronicle, voulait que Moore obtînt le prix le plus élevé qui eût encore été payé pour un poème : — « Alors, dit M. Longman, ce sera 3,000 guinées. — Précisément, répliqua Perry ; il ne recevra pas un penny de moins. » Le marché fut conclu dans ces termes : « Nous nous engageons, écrivit M. Longman à Moore, à vous payer la somme de 3,000 livres sterling lorsque vous nous aurez remis un poème de l’étendue de Rokehy (de Walter Scott). » C’était une demi-guinée le vers. Moore, avec cette superbe perspective, revint à Lalla-Rookh du meilleur de son cœur. Il passa encore un an sur son poème. En 1816, l’œuvre était prête pour la publication ; mais c’était une année de crise commerciale, mauvaise saison pour la librairie. Moore, avec une générosité magnanime, écrivit aux Longmans qu’il leur rendait la liberté d’ajourner, modifier ou même résilier le marché. M. Longman ne voulut point abuser de la délicatesse du poète, et Lalla-Rookh parut en 1817, dédié à Rogers. C’est une chose touchante que la joie de Moore en se voyant maître d’une somme si considérable, et l’emploi qu’il en fait tout de suite. Arrivé à sa trente-septième année, il peut enfin, pour la première fois de sa vie, se libérer de ses dettes. Sur les 3,000 livres, il en prend 1,000 pour désintéresser ses créanciers. À Rogers seul il devait 500 livres. Rogers ne voulait pas les recevoir : « Je les prends, dit-il, vaincu par les instances de son ami, et je les garde pour les tenir à votre disposition. » Les dettes payées, Moore ne pense qu’à ses parens. Son père venait de perdre sa place et d’être mis à la demi-solde ; Moore laisse chez les Longmans les 2,000 livres qui lui restent, et en abandonne l’intérêt annuel de 100 livres à ses vieux parens.

Pour veiller à l’impression de Lalla-Rookh, Moore avait quitté Mayfield-Cottage et était venu s’établir à Hornsey, à deux lieues de Londres ; il assista à son succès. « Le livre marche fameusement, » écrit-il à sa mère. Il y a de ces époques exceptionnelles en littérature où auteur, monde, public semblent animés d’une même ferveur ; temps heureux pour le talent, car il y donne toute sa valeur ; temps heureux pour le public qui se livre sans entraves à une des plus nobles