Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 1.djvu/662

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dans un large bassin d’eau courante. Des cloisons et un toit de bambou cachaient les baigneurs aux regards des passans. Les massifs d’un parterre, où brillaient toutes les richesses de la flore javanaise, s’étendaient entre la façade de la maison et la grille du jardin. Là croissaient au milieu des ébéniers, des cassiers et des mimosas, le sapan aux longues étamines, le gebang dont les palmes rigides se développent comme un éventail, le dadap aux grappes de corail, le kayou-pouti au tronc argenté, le warou aux fleurs jaunes ou aux corolles écarlates, mille autres plantes dont le nom m’est resté inconnu, et dont je crois encore voir frémir le feuillage. D’élégantes voitures se croisaient déjà sur la route et passaient devant nous avec la rapidité d’une flèche. D’infatigables piétons portaient suspendus aux deux extrémités d’une perche flexible des paniers remplis de volailles ou de fruits, et s’en allaient d’un pas cadencé offrir de maison en maison les produits de leurs basses-cours ou ceux de leurs vergers. C’était une scène de singulière activité dont l’aspect variait à chaque instant, comme si une main complaisante eût voulu faire passer sous mes yeux toute une galerie de tableaux.

Cette belle et tiède matinée me rendait cependant un peu honteux de mon inaction. Il me semblait que la promenade eût été à pareille heure un exercice éminemment salutaire. Tel n’était pas l’avis du docteur Burger. « Tout effort, disait-il, est funeste sous un ciel qui énerve. Sortez en voiture, si cela vous convient ; montez même à cheval, je n’y vois pas d’inconvénient ; mais, dans l’intérêt de votre santé, ne marchez jamais. » Bien peu de personnes s’écartent à Batavia des règles de cette hygiène. La plupart des Européens ne s’y servent de leurs jambes que pour passer d’un appartement dans l’autre. C’est assurément le pays où un paralytique sentirait le moins le malheur de sa condition. Docile au vœu du docteur, je ne me permis de toute la matinée d’autre effort que de jeter au vent la fumée de quatre ou cinq cigares. Nulle part, si ce n’est à Smyrne, je n’avais fumé d’une façon plus orientale. Assis sur les moelleux divans du café des Roses, je n’avais qu’à prononcer d’une voix gutturale : verbàna bir tchibouk ! et verbana atesh ! pour qu’Ismaël m’apportât à la fois une longue pipe et du feu. Sous le portique hospitalier du docteur Burger, j’avais encore moins de frais à faire. La langue malaise est si douce et si musicale ! Sapada ! disais-je sans m’érailler le gosier comme aux jours où j’essayais de parler turc. — Ia touan ! répondait un jeune Javanais qui se tenait accroupi dans un coin de la verandah, une mèche en bourre de cocotier à la main. — Cassi api ! apporte-moi du feu ! Je prenais un cigare sur le guéridon placé près de moi, et, sans avoir eu la peine de détourner la tête, je continuais à suivre les mille créations de ma fantaisie au milieu des blanches spirales qui s’échappaient de mes lèvres.