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Très embarrassé par le surcroît de charge qui venait de lui tomber sur les épaules, Lazare reprit sa marche, ralentie autant par l’incommodité que par le poids de son fardeau. Heureusement qu’il ne lui restait plus à faire qu’une centaine de pas. Comme il arrivait harassé devant la maison où il se rendait, il aperçut à la fenêtre du premier étage la figure enluminée du bonhomme Protat, en train d’évider un sabot déjà à moitié dégrossi.

— Eh ! père Protat ! s’écria Lazare en faisant au sabotier signe de descendre, venez donc m’aider à monter mes bagages. Je sue comme un mulet qui revient de la foire.

Le père Protat mit le nez à la fenêtre, et en voyant l’artiste seul et chargé en effet comme une bête de somme, sa surprise fut si grande, qu’il laissa tomber à terre son sabot et son ébardoir.

— Eh bien ! s’écria-t-il quand il fut descendu sur le seuil de la porte, qu’est-ce que vous avez donc fait de Zéphyr ?

— Zéphyr m’a planté là au milieu de la rue il y a cinq minutes. Je ne sais pas quelle mouche l’a piqué, mais il s’est envolé sans dire gare.

— Ah ! le petit gredin ! Quelle mitonnée de calottes je vais lui faire chauffer pour son souper ! murmura entre ses dents le père Protat, qui aidait Lazare à se débarrasser de ses bagages.

— Vous m’obligeriez au contraire en ne le maltraitant pas, dit Lazare. Ce pauvre garçon a quelque chagrin caché sans doute, car il m’a paru fort triste. C’est à peine s’il m’a dit quatre mots tout le long de sa route, et je me suis aperçu qu’il avait pleuré… J’ai voulu le confesser afin de le consoler s’il était en peine ; mais il est resté bouche close. Peut-être bien est-ce aussi que vous le brutalisez un peu trop.

— Allons donc ! fit le sabotier, est-ce que j’ai mauvais cœur ! et si je le corrige, n’est-ce pas pour son bien ? Faudrait-il, par hasard, mettre des gants pour lui tirer les oreilles, à ce fainéant, qui passerait sa vie couché à côté de la besogne, si on ne le réveillait pas avec des torgnolles ? C’est né sur la paille et ça voudrait vivre comme un fils de millionnaire, en regardant l’eau couler. Voyez-vous, monsieur Lazare, je suis encore trop doux avec lui, et il arrive plus d’une fois que Zéphyr va se coucher sans avoir reçu le compte des horions qu’il a gagnés dans la journée. Aussi est-ce pour cela qu’il ne change guère. Fer mal battu, fer mal forgé.

Tout en causant, Lazare et son hôte étaient entrés dans une chambre basse qui semblait avoir destination de salle à manger. Un couvert était préparé sur une table garnie d’une nappe de grosse toile bien blanche exhalant l’odeur de la lessive. La table était placée auprès d’une fenêtre ayant vue sur la rivière du Loing, dont l’eau claire et