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ADELINE PROTAT.

rapide comme celle d’un torrent baignait le jardin planté devant l’habitation du père Protat.

— Père Protat, dit Lazare en se laissant tomber sur une chaise, j’ai dans le ventre quinze lieues de voiture à jeun, et dans le gosier deux lieues de poussière ; ainsi j’étrangle de soif et je meurs de faim.

— Un peu de patience. La petiote est au fourneau et s’occupe de vous, répondit le sabotier. On va vous servir une matelotte d’anguilles qui frétillaient encore il n’y a pas une heure dans la boîte à poisson du meunier. Notre voisin le charcutier a tué un porc hier, et comme je vous attendais ce matin, je vous ai fait préparer des andouillettes comme vous aimiez tant les manger l’an dernier. Quant au dessert, vous irez le cueillir vous-même : il vous attend au bout des branches de l’espalier ; mais en attendant que le déjeuner soit prêt, si vous souhaitez vous désaltérer, nous allons trinquer à votre bon retour parmi nous.

Et ce disant, le père Protat emplit jusqu’au bord un large verre anciennement doré qui était sans doute la pièce d’honneur de son rustique dressoir, et dont l’usage devait être exclusivement réservé pour les grandes solennités domestiques.

— Pourquoi me donnez-vous ce verre-là ? dit l’artiste en jetant à son hôte un regard de reproche amical. Je pourrais avoir le malheur de le briser, et je ne m’en consolerais pas, ni vous non plus ; car vous y tenez, vous me l’avez dit plus d’une fois.

— Oui, sans doute, je l’ai dit et je le répète, fit le sabotier d’une voix émue en regardant le grand verre à fleurs. J’y tiens presque autant qu’à l’un de mes membres ; c’est un cadeau de ma défunte ; elle me l’a donné le jour de ma fête, qui tombait précisément la veille de notre mariage ; ça me repousse loin, ces souvenirs-là, monsieur Lazare, car voilà bientôt trente ans que j’ai dansé à ma noce. Ah ! nous faisions un joli couple, ma chère femme et moi. Si le bon Dieu est fâché de la manière dont j’aurai vécu, quand je trépasserai, il pourra bien, s’il veut, m’envoyer dans son enfer : je n’y oublierai pas les quinze ans de paradis que m’aura donnés ma pauvre Françoise.

— Père Protat, dit l’artiste véritablement touché par ce naïf regret si simplement exprimé, voulez-vous me faire le plaisir de boire avec moi à la mémoire de votre femme ?

— Ah ! monsieur Lazare, exclama le bonhomme avec une cordiale vivacité, de tout mon cœur.

Et, après avoir respectueusement retiré son bonnet de coton, il approcha son verre de celui de Lazare.

— De tout mon cœur aussi, brave homme, répondit le peintre en retirant également son chapeau.