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bleau, l’avantage de son mutisme : il n’ennuyait point les promeneurs par une érudition bavarde et vulgaire, et ne cherchait point, comme ses confrères bipèdes, à leur imposer son impression personnelle. De plus, il donnait aux personnes qu’il conduisait le temps d’examiner les curiosités de la forêt, et quand une compagnie de bourgeois parisiens ou une spleenétique famille anglaise restait durant un quart d’heure extasiée devant un bloc de rocher d’une forme bizarre, Caporal attendait patiemment qu’ils missent fin à leur admiration. Gravement assis sur son train de derrière, il secouait dédaigneusement la tête en se rappelant les cols de Mouzaïa ou le défilé des Portes de Fer, et il semblait se dire à lui-même : J’en ai vu bien d’autres.

On comprendra donc facilement l’attachement profond que la mère Madelon éprouvait pour Caporal. Pour elle en effet, il était plus qu’un serviteur utile, c’était un ami véritable, la seule affection de ses derniers jours, le seul compagnon de sa pauvreté solitaire et résignée. Aussi, bien qu’elle l’entourât des soins les plus touchans et qu’elle le traitât comme s’il eût été un être humain, la bonne vieille ne se croyait pas encore quitte avec cette bête fidèle, soumise et dévouée, dont l’intelligence, appliquée à tant de petits métiers, lui permettait d’introduire de temps en temps dans son existence précaire certaines douceurs auxquelles elle eût été forcée de renoncer, si elle n’avait pas eu Caporal. Le gain qu’elle retirait de son commerce avec les artistes et de ses relations avec les visiteurs des Longs-Rochers améliora peu à peu la situation de la vieille veuve, et progressivement lui permit d’apporter des modifications dans son misérable intérieur. D’abord elle fit remplacer par une couverture de tuiles la mince toiture de chaume de sa cabane, devenue pénétrable au vent et à la pluie. Un jour elle acquit quelques toises de terrain autour de son habitation et y sema des plantes potagères. Une autre fois l’unique chambre de sa maisonnette se meubla d’un lit véritable, qui remplaça la paillasse de fougère. Lentement, bien lentement, grâce à ces combinaisons économiques connues seulement de ceux qui ont pratiqué longtemps l’abstinence des choses considérées comme étant de première nécessité, la mère Madelon s’entourait d’un semblant de bien-être. Enfin, trois ans environ après son arrivée dans le village, elle se rendit chez le notaire de Montigny et le pria de lui garder en dépôt et de faire valoir comme il l’entendrait une somme de cent écus, qu’elle lui apportait dans un vieux sac. Cette consignation de fonds, divulguée par l’un des clercs du notaire à l’auberge de la Maison-Blanche, qui était le seul café du pays, fut bientôt connue de tout le monde, et pendant un mois il ne fut question que de cela aux veillées ; mais comme en résumé la source de cette petite fortune avait son explication naturelle dans les bénéfices