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sable. Enfin Caporal subissait la loi commune, sa bonne volonté de bien faire commençait à faillir sous le poids de l’âge. Il éprouvait cet impérieux besoin de repos nécessaire à tous les êtres qui approchent de leur fin. Aussi, quand elle le surprenait en faute, la mère Madelon ne le grondait jamais : elle comprenait que le moindre reproche eût été injuste, et qu’une dure parole aurait blessé cette bête docile, qui avait toujours fait plus que son devoir. Elle le caressait au contraire davantage et s’entretenait avec lui, comme s’il eût pu la comprendre, de l’existence paisible dont ils jouiraient prochainement l’un et l’autre, car la mère Madelon estimait dans sa pensée que le jour où elle aurait gagné le dernier sou de ses vingt écus de rente, la moitié au moins serait la propriété légitime de Caporal.

Ce fameux jour arriva enfin. Le notaire annonça à sa cliente que la somme déposée à son étude s’élevait à deux mille francs passés.

— Souhaitez-vous reprendre votre argent ? lui demanda maître Guérin.

— Non, répondit-elle, gardez-le ; — moi et Caporal nous avons assez travaillé pour amasser ces écus, c’est à leur tour de travailler pour nous. Continuez à faire valoir mon argent ; seulement j’exigerai que l’intérêt me rapporte cent francs, vingt écus tout ronds, pas un liard de moins.

— J’ai en vue un placement plus avantageux. Je ferai entrer vos deux mille francs dans une somme plus considérable que m’a demandée le meunier de Sorgues. L’emprunt sera de cinq ans, et garanti par hypothèque. Les fonds sont un peu rares dans ce moment-ci, le meunier est à court, nous lui prêterons à cinq et demi.

— N’est-ce pas trop cher ? lui demanda la mère Madelon.

— Mon confrère de Nemours lui demande six, répondit maître Guérin.

III. — Caporal.

Le lendemain, la mère Madelon alla pour la dernière fois au dormoir. Chaque soir, en revenant du pâturage à l’heure où le soleil descend sur l’horizon, le troupeau avait l’habitude de se disperser à l’entrée du village, et chaque bête regagnait isolément l’étable quittée le matin au premier appel de la cornemuse ; mais ce soir-là, en revenant des Longs-Rochers, la mère Madelon, accompagnée de Caporal, reconduisit sous leur toit chacune de ses vaches, et leur laissa, avant de les quitter, un petit mot d’amitié et une caresse en signe d’adieu. Caporal, comme s’il eût deviné l’intention de sa maîtresse, tournait et retournait vingt fois autour des pacifiques animaux, et ses démonstrations empressées semblaient vouloir dire : Ne regretterez-vous pas un peu votre vieux gardien, et n’aurez-vous pas souvenir de son indulgence et de la protection active dont il vous entourait ?