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ADELINE PROTAT.

Le passage subit d’une vie laborieusement occupée à une existence presque indépendante ne s’opère pas sans qu’on éprouve l’espèce de gêne qui résulte d’une habitude rompue. Si pénible que soit un travail, quand on l’a fait tous les jours pendant dix ans, le corps, fait par une longue pratique aux luttes quotidiennes avec la fatigue, souffre presque de son immobilité dans les premiers instans du repos qu’il a tant souhaité. Aux colonies, on a vu souvent des esclaves affranchis ne point savoir trouver l’emploi de leur liberté, et venir se replacer volontairement sous le fouet de la commanderie. Dans les grandes villes, les gens de commerce, dont le seul rêve est de se retirer, subissent, dès qu’ils ont vendu leur fonds, cet état de malaise, et ceux qui n’entreprennent pas une nouvelle industrie sollicitent de leurs successeurs la permission d’aller de temps en temps respirer l’air du magasin. Madelon se trouva, elle aussi, fort dépaysée quand elle n’eut plus qu’à s’occuper d’elle-même et à soigner son intérieur, ce qui n’était ni bien long ni bien fatigant. Les heures lui semblaient doubles, et, habituée au mouvement, elle était fort embarrassée de son immobilité.

Chaque matin, en voyant passer devant sa porte son ancien troupeau conduit par la nouvelle vachère, elle ne pouvait s’empêcher de jeter un regard sur ses bêtes, qui, en défilant devant elle, s’arrêtaient un moment et la regardaient aussi avec leurs grands yeux toujours étonnés. Quant à Caporal, il avait encore plus de peine à se faire à l’état de rentier, et depuis que le repos lui était permis, il paraissait plus que jamais avoir repris goût à l’activité. Il semblait surtout privé de ne plus aller au dormoir, et pendant les premiers jours, sa maîtresse fut obligée de l’attacher pour l’empêcher de suivre les vaches. Caporal restait soumis, mais il ne pouvait retenir un aboi plaintif tant qu’il entendait résonner au loin les clochettes du troupeau, dont la garde était maintenant confiée à un chien plus jeune. Cette tristesse avait sa source dans une sympathie particulière que Caporal éprouvait depuis longtemps pour une belle Cotentine qui faisait partie du troupeau. Née au milieu des plantureuses vallées du Calvados, cette vache, qui s’appelait Bellotte, avait la nostalgie du terrain natal. En broutant les gazons ras et les fougères brûlées qui croissent dans les Longs-Rochers, on eût dit qu’elle regrettait les herbages aromatiques et salés de la côte normande. La préférence que lui témoignait Caporal allait souvent jusqu’à l’injustice, et il lui laissait prendre bien des privautés qu’il n’eût pas tolérées chez les autres. Ainsi il lui permettait de s’écarter au-delà des limites ordinaires, afin qu’elle pût aller dans les places où la végétation du sol offrait une pâture plus abondante et plus verte. S’il voyait Bellotte, encouragée par sa négligence volontaire, s’aventurer du côté des bois-taillis pour donner un coup de dent aux jeunes pousses, il détournait la tête d’un autre côté, et lui laissait tout le temps de se repaître avant d’aller lui rappeler