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ADELINE PROTAT.

Malheureusement pour Caporal, cette scène se passait devant un débit de tabac et de liqueurs dont la propriétaire en avait beaucoup voulu à la mère Madelon, à cause de l’établissement que celle-ci avait ouvert dans les Longs-Rochers. Elle prétendait que cette concurrence, bien indirecte cependant, lui était nuisible en ce sens que les artistes qui résidaient dans le village, au lieu de se munir chez elle, préféraient donner leur pratique à la mère Madelon. Cette inimitié qu’elle éprouvait pour la vieille vachère, la débitante la reportait sur Caporal, dont l’intelligence avait, comme on se le rappelle, puissamment concouru à la prospérité de la cantine des Longs-Rochers. Cette femme, qui avait assisté aux préliminaires de la lutte engagée entre les deux animaux, avait pu remarquer que Caporal s’était montré l’agresseur ; elle vit dans ce fait une occasion légitime d’exercer sa rancune contre l’animal et sa maîtresse, et à l’instant où Caporal allait infailliblement étrangler son ennemi, la débitante lui assena sur la tête un coup de la fourche qu’elle tenait à la main. Caporal poussa un hurlement plaintif qui dut retentir dans tout le village, lâcha aussitôt l’autre chien, et s’en fut lui-même rouler à quelques pas, tout étourdi d’un coup qui aurait dû l’assommer. L’adversaire de Caporal, sauvé si à propos de ses crocs furieux, fondit sur lui dès qu’il se sentit libre. La cuisante douleur de sa blessure, qui laissait fuir un double ruisseau de sang, l’avait rendu terrible. Caporal, surpris à son tour au moment où il commençait à peine à se remettre de son étourdissement, se trouva lui-même dans la position dangereuse où il avait, l’instant d’auparavant, mis le chien de la vachère. La débitante, qui avait sans doute juré la mort de Caporal, s’avança encore sur lui la fourche haute ; mais le vaillant chien venait alors de se dégager de la gueule qui le déchirait, et, s’apercevant de l’hostilité de la débitante, il s’élança sur elle avec une vivacité tellement furibonde, qu’elle en fut effrayée et se sauva dans la cour de sa maison en laissant tomber sa fourche. Les deux animaux blessés se rejetèrent l’un sur l’autre. Une haine intelligente semblait diriger leurs attaques et portait leur acharnement aux dernières limites. Chacun de leurs coups de dents faisait une plaie, et chaque plaie épuisait le sang de leurs veines.

Cependant la vachère, inquiète de son chien, était revenue sur ses pas. En le trouvant aux prises avec Caporal, elle ameuta des paysans qui passaient pour qu’ils séparassent les deux combattans ; mais la lutte était arrivée à un degré de furie qui rendait toute intervention dangereuse, et les témoins de cette boucherie y semblaient au contraire trouver du plaisir. Au lieu de chercher à y mettre un terme, ils excitaient du geste et de la voix les deux bêtes, comme s’ils eussent assisté à une scène de cirque ; il s’en fallait même de peu qu’ils n’ouvrissent des paris sur l’issue de ce duel de fauves. Sur ces