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qu’elle était en faute. La vache normande ayant vêlé, il n’y eut pas de soins et d’attentions dont Caporal n’entourât son veau quand il fut en état d’accompagner sa mère au dormoir, et lorsqu’il mourut de la maladie, Caporal en fut presque affligé pendant plusieurs jours. Aussi, dès que sa maîtresse lui donnait un moment de liberté, il prenait sa course dans la direction des Longs-Rochers pour aller passer quelques instans auprès de Bellotte.

Un soir qu’il errait dans le village à l’heure où rentraient les vaches, Bellotte, suivant une mauvaise habitude que l’indulgence de Caporal lui avait laissé contracter, était restée bien en arrière du troupeau. Arrêtée devant une haie qui servait de clôture à une habitation, elle mordait nonchalamment les branches vertes, sourde aux cris de la vachère, qui l’avait déjà appelée plusieurs fois. Celle-ci, impatientée de n’être pas obéie, indiqua la vache à son chien, pour qu’il eût à lui faire rejoindre le troupeau. En quelques bonds, le chien atteignit la bête retardataire, et comme elle faisait résistance, il la mordit au jarret pour lui faire lâcher la verdure. Bellotte partit comme un trait en poussant un mugissement de douleur.

Caporal avait vu de loin l’agression dont sa favorite venait d’être victime, et tout son poil se hérissa de colère. Caporal nourrissait d’ailleurs un commencement de haine contre son remplaçant, qui, de son côté, ne voyait pas d’un bon œil les assiduités de Caporal au dormoir. Au moment où Bellotte, emportée dans sa course et toujours poursuivie par le chien de la vachère, passait devant son ancien ami, qu’elle n’eut pas le temps de voir, Caporal se mit en travers de la rue et coupa brusquement le passage au nouveau gardien du troupeau. Celui-ci tenta une feinte pour passer outre et continuer sa poursuite ; mais Caporal, ayant retrouvé son agilité, le rejoignit lestement et lui barra de nouveau le passage. Les pattes tendues en arrêt et tout prêt à l’élan, la queue immobile et basse, l’œil allumé, l’oreille dressée, la gueule écartée, laissant voir la double rangée de ses longues dents jaunies, qui semblaient s’aiguiser dans un grondement sourd, Caporal avait l’attitude d’un molosse flairant la curée. En dépouillant l’apparence débonnaire de sa race, il était superbe de férocité impatiente, et avait retrouvé toute l’ardeur dont il avait jadis fait preuve à l’assaut de Constantine. Après un premier moment de surprise, le chien de la vachère, devinant une attaque, s’était de son côté mis sur la défensive : plus jeune que son adversaire, il était plus vigoureux ; mais, peu habitué aux luttes, il ignorait les ruses que celui-ci pouvait appeler au secours de sa faiblesse. Caporal, voyant que sa provocation était acceptée, fondit brusquement sur son ennemi au moment même où celui-ci ramassait son corps pour prendre son élan et porter la première agression. Le chien de la vachère, subitement étreint à la gorge, faillit sur le coup être mis hors de combat.