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ADELINE PROTAT.

que, l’hydrophobie de Caporal étant à peu près constatée, on ne pouvait mettre en doute qu’il ne l’eût déjà incurablement inoculée à son adversaire, et que la sûreté publique exigeait qu’on se débarrassât de ces animaux dès qu’ils étaient seulement soupçonnés dangereux. Tous les paysans qui se trouvaient rassemblés furent de cet avis et étouffèrent les réclamations de la vachère dans les cris de mort que la frayeur leur faisait pousser contre les deux chiens, qui se mettaient littéralement en lambeaux. Le garde forestier ajusta celui qui se présenta le premier le plus favorablement à découvert pour ne pas être manqué, bien que le fusil ne fût chargé qu’avec du plomb à lièvre. Le coup, tiré presque à bout portant, avait fait balle, et le chien de la vachère tomba raide mort. Au même instant, une seconde détonation se fit entendre, et Caporal alla rouler auprès du premier cadavre. Seulement Caporal n’avait pas été tué sur le coup : un mouvement brusque de sa tête quand il avait senti le canon du fusil s’y appuyer avait fait dévier l’arme, et la charge n’avait porté qu’à moitié. Il avait l’épaule brisée, le col et l’échine fracassés.

— C’est assez de poudre brûlée pour une aussi mauvaise chasse, dit le garde forestier en rejetant son fusil sur son épaule ; et, s’adressant aux paysans qui ne paraissaient point complètement rassurés, il ajouta en leur montrant Caporal agonisant : — Il n’y a plus de danger, prenez des fourches, et achevez-le.

Comme il allait s’éloigner, la mère Madelon, informée de ce qui se passait par l’apprenti du sabotier, accourait précipitamment sur le lieu de l’exécution. En apercevant sa maîtresse. Caporal tourna la tête de son côté, comme pour lui demander du secours : il essaya de se traîner jusqu’à elle ; mais, après de vains efforts, il retomba lourdement sur le pavé, noyé dans une mare de sang. En le voyant dans cet état, la pauvre femme poussa des cris à fendre l’âme : elle voulut s’approcher du moribond, qui semblait toujours l’appeler du regard ; mais le garde forestier la retint avec vivacité.

— Mère Madelon, lui dit-il d’un ton assez triste, la perte de votre chien doit vous affliger, je le comprends ; mais sa mort était devenue nécessaire pour éviter de graves accidens. Caporal est enragé ; c’est moi qui lui ai tiré un coup de fusil tout à l’heure. Il n’est pas tout à fait mort, mais on va l’achever.

Et le garde, prenant la vieille femme par le bras, essaya de l’emmener avec lui. La mère Madelon lui résista durement.

— Caporal enragé ! s’écria-t-elle, qui a pu vous le faire croire ?

— Mais, répondit le garde, les symptômes que vous aviez remarqués en lui devaient vous le faire craindre.

— Quoi ? répliqua vivement la mère Madelon, je ne sais pas ce que vous voulez dire.