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— Eh ! répondit brusquement le garde, vous en saviez assez pour deviner quelle peut être la maladie d’un chien qui craint l’eau, surtout dans cette saison. Vous avez même agi imprudemment en ne le conduisant pas chez le vétérinaire aux premiers signes inquiétans. Vous exposiez tout le monde à un mal terrible, sans compter que vous auriez pu vous-même en devenir la première victime. Bref, votre chien s’est jeté tout à l’heure comme un furieux sur celui de la vachère ; on m’a dit qu’il était enragé, il en avait l’air, j’ai dû les abattre tous les deux. Mon basset Finaud, auquel je suis bien autant attaché que vous l’étiez à Caporal, se serait trouvé dans le même cas, que j’aurais tué Finaud sans miséricorde.

Comme le garde forestier achevait de parler, la débitante de tabac, prévoyant des explications auxquelles elle ne souhaitait pas prendre part, se retira du groupe et rentra chez elle.

— Il n’y a d’enragé que vous, s’écria de nouveau la mère Madelon en empêchant le garde de se retirer. Caporal était encore ce matin ce qu’il a toujours été, inoffensif comme un agneau. Si on l’a attaqué, il s’est défendu, et il a bien fait. Quant à craindre l’eau, il ne la craint pas plus que vous ne craignez la chopine, et la preuve, c’est qu’il n’y a pas deux heures, en jouant avec le petit garçon du meunier, Caporal a sauté dans la rivière pour aller repêcher le bourrelet que l’enfant avait laissé tomber.

— Ça, c’est vrai, dit un garçon de moulin qui se trouvait là.

— Mon pauvre chien n’était malade que de vieillesse, reprit la vieille, dont le désespoir allait croissant, et cette maladie-là lui aurait permis de vivre encore quelque temps pour me tenir compagnie. Pourquoi l’avez-vous laissé tuer comme une bête malfaisante ? Il ne vous a jamais fait de mal ; il amusait vos petits enfans, et se montrait reconnaissant quand vous lui jetiez un os ou un morceau de pain dur ; enfin depuis quinze ans il gardait vos vaches. Une bête n’est qu’une bête ; mais quand elle a été utile, on peut s’en souvenir et en avoir pitié à l’occasion. S’il était vraiment malade, je l’aurais conduit chez un vétérinaire de Fontainebleau qui me l’aurait guéri. Ça aurait peut-être coûté gros ; mais j’ai de l’argent à lui.

Et pendant que cette révélation naïve faisait sourire grossièrement quelques spectateurs, avant qu’on eût songé à la retenir, la mère Madelon s’était élancée auprès de son chien.

— Prenez garde ! prenez garde ! lui crièrent plusieurs voix.

— Je n’ai pas peur, reprit-elle ; vous voyez bien que je n’ai pas peur, moi ! — Et s’étant agenouillée auprès de la bête moribonde, elle lui prit la tête dans les mains et examina ses blessures. Caporal se plaignit faiblement, et tourna vers sa maîtresse ses yeux mourans injectés d’une lueur sanglante. Il y avait à la fois du remerciement et