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hommes, sensibles à tout témoignage d’attention. Comme ils passaient devant une maison, une petite fille qui jouait auprès de sa mère voulut s’approcher pour caresser la chèvre, et, comme elle trahissait malgré elle le plaisir qu’elle aurait eu à se trouver à la place d’Adeline, sa mère la rappela auprès d’elle, la prit dans ses bras, où elle l’embrassa trois ou quatre fois en lui disant de manière à être entendue du sabotier : — Ne sois pas jalouse, ma fille, les caresses valent mieux que de beaux joujoux.

Le père Protat sentit aussitôt la colère bouillonner dans ses veines, car ces paroles, qui s’adressaient à lui comme un reproche indirect, avaient été entendues et comprises de plusieurs personnes. Il arrêta le chariot, s’approcha d’Adeline, et l’embrassa aussi en lui disant : Embrasse ton père, mon enfant ; mais, malgré lui, l’agitation qu’il essayait de contenir donnait de la brutalité à ce mouvement de tendresse, et sa parole, devenue brève, avait le ton impératif du commandement. La petite fille fut effrayée, et son effroi devint visible. Pendant qu’elle lui rendait son baiser, le père Protat s’aperçut qu’elle tremblait dans ses bras, et, quand il la regarda de plus près, craignant qu’elle ne fût plus malade, il vit qu’elle était pâle et faisait des efforts pour ne pas pleurer.

Aucun détail de cette scène rapide ne fut perdu pour ceux qui observaient le père et l’enfant, restés aussi tristes l’un que l’autre. — C’est le baiser de Judas, murmura la mère de la petite fille à l’oreille d’une voisine. — Heureusement le sabotier n’entendit pas cette monstrueuse parole. Il ramena sa fille, et, comme la petite chèvre ne marchait pas à son gré, tant il avait hâte d’être rentré chez lui, il la battit durement pour la faire aller plus vite. Il arriva enfin à sa maison fou de rage et de chagrin. — Malheureux que je suis ! s’écria-t-il en se frappant la tête avec ses poings, on croit que je n’aime pas mon enfant, et moi Je suis sûr que c’est mon enfant qui ne m’aime plus !

Pendant qu’il se désolait ainsi, la petite Adeline était couchée, en proie à une douleur nerveuse qui la surprenait par intervalles ; mais, intimidée par la présence de son père et craignant d’être grondée si elle faisait du bruit, elle n’osait se plaindre ni remuer, bien que ces sortes de crises chez les enfans comme chez les grandes personnes trouvent une espèce de soulagement dans les cris.

Quoi qu’elle fît cependant pour se contraindre, il arriva un moment où la douleur fut si vive, que l’enfant laissa échapper une plainte étouffée qui parvint à l’oreille du père. Il s’élança aussitôt vers la barcelonnette ; mais la petite Adeline, ayant entendu ses pas, s’était blottie sous la couverture et mordait son drap pour comprimer les cris que lui arrachait la douleur. En se voyant découverte, elle imagina que son père était mécontent à cause du bruit qu’elle avait