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ADELINE PROTAT.

fait, et pour conjurer la colère qu’elle croyait lire dans ses traits bouleversés par le chagrin, elle croisa les mains et lui dit d’une voix suppliante : — Mon papa, ne me grondez pas, je vous promets de ne plus être jamais malade.

Ces simples paroles, qui semblaient reprocher innocemment au sabotier le manque de patience qu’il avait témoigné plusieurs fois dans des circonstances semblables, le rendirent stupide d’épouvante. Cette pauvre enfant qui, depuis cinq ans qu’elle était au monde, ne connaissait encore la vie que par la douleur, et qui s’accusait de son mal comme d’une faute, c’était un spectacle navrant dont la vue faillit un instant ébranler la raison du père. — Malheureux ! malheureux que je suis ! s’écria-t-il en donnant un libre cours à ses larmes, toi qui es dans le ciel, et qui connais la vérité, ô ma chère Françoise, prie le bon Dieu qu’il ait pitié de moi, et qu’il me rende le cœur de notre enfant.

Le sabotier passa toute la nuit auprès du lit d’Adeline, qui se réveilla le lendemain en proie à une fièvre alarmante. Le médecin appelé en toute hâte parut embarrassé. Il fit son ordonnance et se retira sans avoir prononcé une parole rassurante. Protat embrassa sa fille pendant qu’elle dormait, et, ayant laissé une garde auprès d’elle, il sortit pour se rendre à l’église. Le sabotier n’était pas dévot ; mais à défaut de piété, il avait la croyance religieuse qui se fie à la Providence, et sait qu’aux plus grands maux d’ici bas le dernier remède peut tomber d’en haut. De son vivant, sa femme l’avait déshabitué de mal parler des prêtres, qui dans certaines campagnes subissent encore les rigueurs d’un préjugé grossier répandu dans l’esprit populaire par les doctrines philosophiques du dernier siècle, continuées par l’ancien libéralisme. Quand le sabotier rencontrait le curé de Montigny, il ne manquait jamais de le saluer et lui témoignait tout le respect que méritait ce vieillard. Le desservant de ce village était un prêtre irlandais ordonné en France. Son dévouement et sa charité avaient eu l’occasion de faire leurs premières armes dans sa malheureuse patrie, que Dieu semble avoir placée exprès au milieu des flots pour qu’elle ne donnât pas aux autres peuples la contagion de sa misère. Le désintéressement de cet obscur et pieux serviteur du ciel le rendait quelquefois lui-même aussi nécessiteux que le plus pauvre d’entre ses paroissiens. Il n’avait presque rien à lui ; mais le peu qu’il possédait était le bien de tous, car son évangélique charité laissait toujours la clé sur la porte. Aussi le sabotier, s’étant aperçu souvent que, durant les grands froids de l’hiver, la cheminée de la cure était, dans tout le pays, la seule où l’on ne voyait pas de fumée, y envoyait de temps en temps une ânée de bourrées ou un stère de bois coupé dans ses baliveaux. Comme Protat se dirigeait vers l’église, il rencontra le curé,