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ADELINE PROTAT.

grandes basiliques ; mais là du moins la pensée n’était point distraite forcément par l'admiration que sollicitent les chefs-d’œuvre et les merveilles du génie humain, qui, dans les cathédrales, rehausse et glorifie la grandeur de la Divinité. À genoux sur le carreau nu, le chrétien venu là pour prier sentait que sa prière était moins éloignée de celui qui devait l’entendre.

Au moment où le père Protat pénétrait dans l’église, des bruits singuliers troublaient le silence du lieu saint : c’étaient des bataillons de rats qui couraient dans les charpentes délabrées de sa couverture. Ces hôtes incommodes étaient devenus si audacieux, que le bedeau était obligé de retirer chaque soir les cierges des chandeliers, pour qu’ils ne vinssent pas les manger pendant la nuit. Le sabotier alla s’agenouiller devant la chapelle de la Vierge. C’était précisément celle où il avait été marié il y avait dix-sept ans. On était alors dans le mois de mai, consacré spécialement au culte de Marie, et la chapelle était ornée de fleurs dont le parfum pénétrant embaumait tout ce coin de l’église. Le père d’Adeline pria longtemps, avec une ferveur vraie et cette éloquence touchante qu’une douleur sincère met aux lèvres des êtres les plus grossiers. Il pleura ces chaudes larmes qui brûlent les joues, et trouva des invocations passionnées qui eussent attendri l’être le plus insensible. Il y eut un moment où, par un jeu de la lumière extérieure, l’un des vitraux de la chapelle projeta son coloris rosé sur la figure de la Vierge, et pendant une minute la blancheur du plâtre se revêtit d’une apparence de chair vivante. Au milieu de son exaltation, le père, qui implorait pour sa fille la Vierge dont le cœur maternel avait été percé par les sept glaives douloureux, crut la voir compatir au récit de ses souffrances, et il lui sembla qu’elle lui promettait sa protection dans un sourire de miséricorde. Avant de quitter la chapelle, le sabotier fit vœu, si sa fille était sauvée, de recueillir et d’élever le premier orphelin dont il aurait connaissance dans le pays. Protat sortit de l’église en emportant une fugitive espérance qui devait presque se trouver réalisée à son retour à la maison. Il y trouva Adeline plus calme que lorsqu’il l’avait quittée, et l’enfant exprimait le bien-être qu’elle ressentait en entr’ouvrant ses lèvres comme pour un sourire. Pour la première fois aussi depuis bien longtemps, elle offrit à son père une physionomie plus sympathique, et elle lui demanda ses joujoux sans que sa voix parût exprimer la crainte de se voir refusée. Chacun des jours qui se succédèrent apporta une amélioration sensible dans l’état de la petite Adeline, et au bout de deux semaines elle parut, pour quelque temps du moins, complètement rétablie.

Henry Murger.

(La seconde partie au prochain n°)