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ADELINE PROTAT.

ma petite Cécile, et ce serait me rendre un nouveau service que de m’indiquer un moyen de vous prouver ma reconnaissance.

Dans l’homme qui lui parlait ainsi, Protat avait reconnu l’un des riches propriétaires des environs, le marquis de Bellerie, qui possédait un château à Moret, où il résidait pendant la belle saison.

— Monsieur le marquis, répondit-il avec une certaine dignité, j’ai fait ce que le premier venu aurait fait à ma place, et pour cela je n’ai couru aucun danger. Je suis d’ailleurs suffisamment récompensé par la joie que j’éprouve d’avoir pu rendre un enfant à ses parens, car moi, qui suis père aussi, je comprends ce bonheur-là, ajouta-t-il en allant embrasser Adeline.

— Quelle hypocrisie ! dirent les deux femmes qui avaient déjà eu le temps de se parler ; et la jeune marquise, ayant pris son mari à part, l’entretint à voix basse pendant une minute. Elle lui répétait sans doute les choses que lui avait apprises sa mère, car la figure du marquis exprima subitement l’indignation, et lorsqu’il revint auprès du sabotier, celui-ci put remarquer le brusque changement opéré dans sa physionomie.

— Nous vous avons occasionné du dérangement, et il est juste que vous soyez dédommagé, dit le marquis, faisant violence à ses sentimens et à ses manières, ordinairement affables, pour leur donner un caractère hautain dont Protat fut subitement choqué.

— Puisque vous voulez absolument me payer, monsieur le marquis…

Sur ce mot du sabotier, un dédaigneux sourire courut sur les lèvres du gentilhomme ; il prit un petit portefeuille dans sa poche et le jeta sur une table, tandis que ses regards semblaient dire à sa femme et à sa belle-mère : — Voilà ce que cet homme attendait. Tous ces gens ont le même bas instinct de cupidité. — Le sabotier devina le sens de ce rapide coup d’œil. Un vieux levain populaire l’irrita contre ces nobles qui l’avaient si mal compris. Il regarda le marquis avec un front rouge de honte et empreint d’une hauteur au moins égale à la sienne ; puis, après un moment de silence, il répondit d’une voix contenue en indiquant le billet de banque :

— Puisque vous voulez vous acquitter de cette façon, monsieur le marquis, je vais vous faire votre compte, — et ce ne sera pas long. J’ai brûlé deux bourrées de trois sous pour sécher votre demoiselle ; ça nous fait six sous ; je lui ai prêté les vêtemens de ma petite qu’il faudra faire blanchir, une chemise, une camisole, un jupon, six sous aussi ; — ça nous fait douze ; — plus deux verres d’eau sucrée pour les dames, quatre sous ; — ça nous fait seize. — Quant à mon temps perdu, je ne le compte pas ; j’ai le moyen de flâner. Nous disions donc, monsieur de Bellerie, que vous me devez seize sous. Si vous n’avez pas de cuivre, ajouta-t-il en prenant le billet de banque, je