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qu’à l’aide de la gaffe. Le sabotier jugea que le jeu des avirons serait gêné, et qu’avant d’avoir franchi cet obstacle, la petite fille aurait dix fois le temps de périr. À la grande inquiétude des deux femmes, qui ne comprenaient rien à cette manœuvre, au lieu de descendre le courant dans son bachot, il fut s’aborder à une rive, et, prenant sa course avec rapidité dès qu’il eut touché terre, il atteignit en quelques secondes l’endroit en face duquel passait alors la petite fille, que ses robes avaient d’abord maintenue à fleur d’eau, mais qui commençait à s’enfoncer. Protat se jeta à l’eau ; en trois brasses, il atteignit l’enfant qui allait disparaître. En abordant au rivage opposé, il y trouva les deux femmes accourues au-devant de lui. La jeune mère était folle de douleur ; en voyant que sa fille respirait encore, elle devint folle de joie. Le sabotier lui offrit d’entrer dans sa maison pour porter les premiers secours à la petite noyée. Dès qu’on y fut arrivé, Protat fit flamber une bourrée dans sa grande cheminée, et mit toute la garde-robe d’Adeline au service des dames. Au bout de deux heures, l’enfant avait complètement repris connaissance. Comme sa grand’mère était sortie un moment dans la rue pour expliquer aux paysans rassemblés devant la maison ce qui s’était passé, l’un d’eux coupa brusquement les éloges qu’elle prodiguait au sauveur de sa petite fille :

— Il a de la chance, le sabotier ; pour un méchant bain de pieds qu’il aura pris, on lui donnera une grosse récompense.

— Eh ! oui, ajouta un autre, et si c’était sa petiote qui était tombée à l’eau, il aurait peut-être regardé à deux fois avant de se mouiller.

La vieille dame ayant précisément interrogé parmi les paysans ceux-là qui étaient le plus indisposés contre le père d’Adeline, leurs confidences la convainquirent que ce même homme qui venait d’arracher sa petite fille aux flots était un père dénaturé, et elle ne fut pas éloignée de croire, comme elle venait de l’entendre dire, que ce sauvetage avait été moins inspiré par un dévouement spontané que par un intérêt réfléchi. En rentrant dans la maison, elle examina plus attentivement la petite Adeline, qu’elle avait à peine eu le temps de remarquer, et, la trouvant pâle et chétive, elle attribua cette apparence de langueur aux mauvais traitemens et à la négligence dont on avait rendu le père coupable à ses yeux. Sur ces entrefaites, le gendre de la vieille dame, qui se trouvait dans une maison du voisinage pendant l’accident, entrait tout effaré dans le logis du sabotier. En retrouvant son enfant vivante et déjà en état de répondre à ses caresses, il se jeta dans les bras de Protat et embrassa le paysan avec un élan de sincérité dont celui-ci fut profondément touché. — Que puis-je pour vous, brave homme ? ajouta-t-il ; vous avez sauvé