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ADELINE PROTAT.

— Reconnaissant ! allez-y voir ! Je gage qu’il ne connaît seulement pas plus le mot que la chose. Est-ce qu’il n’aurait pas eu le temps de me la prouver sa reconnaissance, depuis douze ans qu’il mange le pain de ma huche ? On ne peut pas dire qu’il pèche par ignorance quand il fait mal, car il est encore plus mauvais que bête. C’est pour ça que je le rudoie plus que je ne voudrais ; mais ce drôle-là tenterait la patience d’un saint. Depuis que j’essaie de lui apprendre mon métier, croiriez-vous qu’il n’est pas en état de mettre proprement une paire de sabots sur talon ? Ah ! c’est une mauvaise graine. Tenez, n’en parlons plus.

— C’est drôle cependant ! fit Lazare. Je me rappelle que l’an dernier je faisais de lui tout ce que je voulais.

— C’est vrai, répondit le sabotier, il a eu quelques mois de bonnace, c’est même pendant ce temps-là qu’il a appris le peu qu’il sait, comme lire et écrire, par exemple ; mais Dieu sait ce qu’il en a coûté à Adeline de patience et de morceaux de pain tendre ! J’étais même assez content de lui après votre absence ; les bons conseils que vous lui aviez donnés, l’habitude qu’il avait prise, en courant la forêt avec vous, de connaître la fatigue et de la supporter, l’avaient un peu corrigé de sa fainéantise. Il entendait volontiers raison quand je lui expliquais qu’un jour viendrait où il serait bien aise de savoir se servir de l’état que je lui mettais dans les mains ; enfin je commençais à croire que je pourrais tirer quelque chose de lui. En m’apercevant de ces changemens favorables, dus en partie aux remontrances de ma fille, qui le câlinait comme s’il eût été son frère, je me disais en moi-même : Je m’y suis mal pris avec lui. Je l’ai tapé, il n’a pas bougé ; Adeline le caresse, il remue. Pendant six mois, ça a bien été ou pas trop mal ; il commençait à évider proprement un morceau de frêne ou de châtaignier. Quand on lui disait de faire ceci ou ça, il n’était plus sourd, on ne l’entendait plus geindre du matin au soir, et de mon côté, s’il m’arrivait de lui abattre une chiquenaude sur les oreilles quand il restait un peu longtemps à faire une course ou à comprendre une explication, la chiquenaude partie, je m’en voulais presque à moi-même, et je l’envoyais jouer un moment pour se consoler. Quand je dis jouer, c’est-à-dire qu’il allait s’asseoir de l’autre côté de l’eau à regarder voler les hirondelles, sauter les grenouilles, ou qu’il s’amusait à voir tourner la roue du moulin. Mais un beau jour il paraîtrait qu’il s’est lassé d’avoir pris le bon chemin. Comme s’il eût regretté les coups et les bourrades, il s’est mis à les rappeler en reprenant ses mauvaises habitudes : il a rechigné à la besogne ; il fallait lui expliquer trois fois une chose pour qu’il ne la fît pas seulement une. J’ai décroché martin-bâton ; ah ouiche ! c’était taper dans l’eau. Adeline s’est remise à le sermonner ; mais ses douceurs n’ont pas mieux réussi que ma branche de cornouiller, et encore moins. Ma