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ADELINE PROTAT.

ses paroles, et elle se laissait emporter à dire des choses qui étaient souvent de nature à faire douter si elle n’était pas en chemin de perdre sa raison.

Ces longues litanies se reproduisaient invariablement dans les mêmes termes chaque fois que la jeune Adeline, ayant épuisé toute sa patience, revendiquait son autorité de maîtresse de maison. La fille du père Protat, sachant par expérience qu’une fois partie sur ce ton il était impossible d’arrêter la mère Madelon, l’écoutait sans lui répondre, et même sans l’entendre. La plupart de ces reproches n’ayant de près ni de loin aucun rapport avec la cause où la querelle avait pris naissance, elle laissait la servante se défendre aussi longuement qu’elle voulait contre des accusations chimériques. Elle lui permettait d’abuser trop souvent de l’infériorité de sa position pour lui faire, à elle pauvre enfant qui ne demandait qu’à adoucir son amertume, un reproche de la supériorité où la plaçait le sort. Dans toutes les conditions, c’est un fait à remarquer que les gens qui ont éprouvé de grands malheurs méconnaissent presque toujours la pitié que leur infortune inspire, et sont portés à prendre pour du dédain toutes les paroles ou tous les actes par lesquels cette pitié tend à se manifester. La mère Madelon, nous l’avons déjà dit, plus que tout autre partageait cette erreur. Adeline ne s’émouvait donc pas de tous les mots que sa servante pouvait lui lancer à propos de quelques habitudes prises autrefois dans la maison de la marquise et auxquelles elle n’avait pas cru utile de renoncer. Elle n’en voulait pas à la Madelon, lorsque celle-ci lui reprochait presque d’avoir de la dentelle à ses oreillers ou de mettre une jupe de soie les jours de fête ; mais si la vieille se laissait emporter jusqu’à hasarder quelque méchant propos, faisant allusion à l’aveugle bonté que lui témoignait son père, la fille du bonhomme Protat se dressait alors de toute la hauteur de son orgueil jusque-là contenu, et sa parole et son geste, empreints d’une même dignité impérative, réduisaient soudainement au silence sa trop familière servante, qui ne reconnaissait plus la jeune paysanne timide dans cette Adeline transfigurée, à la voix brève, au geste imposant. Le bonhomme Protat avait eu vent quelquefois de ces discussions domestiques. Dans les commencemens, il avait essayé d’y prendre part ; mais Adeline savait que son intervention serait plus dangereuse qu’utile. En effet, ce n’eût pas été lui qui eût attendu patiemment que la mère Madelon eût égrené son chapelet de récriminations ; aussi la jeune fille avait-elle prié son père (et cette prière était un commandement) de ne jamais se mêler aux débats qu’elle pourrait avoir avec la Madelon, donnant pour motif à cette exclusion qu’il fallait conserver dans une maison l’unité de l’autorité. Dans ces deux mots, le sabotier avait seulement compris que sa fille ne voulait pas d’autre maîtresse