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qu’elle-même, et il avait commencé par obéir. Cela ne laissait pas de le mettre dans un singulier embarras, car lorsque la Madelon faisait quelque chose qui n’était pas à sa convenance, le sabotier n’osait pas hasarder la moindre observation, tant il craignait que sa réprimande n’allât à l’encontre de la volonté de sa fille, et qu’il ne compromît ainsi l’unité de l’autorité. Réduit à ce rôle passif qui l’obligeait au silence, quelque envie de parler qu’il eût d’ailleurs, il se dédommageait avec le petit Zéphyr, qui manquait rarement de laisser passer un jour sans fournir au bonhomme l’occasion de se dégourdir la langue, et aussi la main.

Pendant la conversation qu’il venait d’avoir avec l’artiste, le sabotier avait entendu plusieurs fois les éclats d’une discussion commencée dans la cuisine. Le fausset aigu de la vieille Madelon, comme d’habitude, dominait la querelle ; mais Protat, ainsi qu’on l’a vu, ne s’était pas occupé un seul instant de ce qui se passait à l’étage supérieur. Il ne s’était pas interrompu quand c’était lui qui parlait, de même qu’il n’avait pas interrompu son pensionnaire quand celui-ci lui répondait ; il s’était borné à penser en lui-même : — Il y a encore du grabuge là-haut : voilà ma fille qui secoue la Madelon, celle-ci sera de mauvaise humeur, et le dîner s’en ressentira tantôt ; tant pis. — Seulement, dans cet instant-là, si l’apprenti Zéphyr s’était trouvé à la portée du sabotier, il est probable qu’il aurait ressenti jaillir sur ses épaules quelques éclaboussures du dépit que son maître éprouvait de ne pouvoir aller aider sa fille à gronder la servante, sans doute en défaut.

La discussion qui avait lieu à la cuisine, commencée à propos du futile prétexte que nous avons fait connaître, avait suivi la marche ordinaire en pareille circonstance. Madelon, irritée du trop grand succès qu’elle avait obtenu avec le premier essai du nouvel appareil dont elle avait combattu l’emploi, avait déclaré le café détestable, sans faire la remarque que, tout en le décriant, elle n’en laissait pas une goutte dans la tasse où Adeline venait de lui en verser pour qu’elle le goûtât. La jeune fille, en surprenant cette contradiction, n’avait pu s’empêcher de rire comme une folle. Cette gaieté inextinguible, dont le bruyant éclat couvrait sa voix, impatientait Madelon, qui passa de la mauvaise humeur à la colère. Adeline rit plus haut et plus fort. Madelon s’emporta outre mesure. Adeline cessa de rire ; mais en ce moment surtout elle était si peu fâchée, qu’eût-elle eu aussi bien dix fois raison, comme elle l’avait une, elle aurait cédé à Madelon plutôt que de disputer avec elle, tant elle avait d’autres choses à faire. Irritée encore davantage par le silence de la jeune fille, qui demeurait impassible quand elle avait déjà dépassé la limite où la patience d’Adeline s’arrêtait ordinairement, la mère Madelon se buta à vouloir forcer sa maîtresse à lui imposer silence.