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ADELINE PROTAT.

odeur des solitudes virginales, un parfum de cellule monastique tempéré par les émanations subtiles que laissaient échapper les tiroirs des meubles, renfermant des aromates destinés à conserver les étoffes des vêtemens d’Adeline. Les meubles, comme tous les objets de fantaisie qui les garnissaient, attestaient toutes les minuties d’un soin particulier, dans lequel se révélaient les mains gracieuses d’une femme habituée à toucher les fragiles caprices qui sont pour elle autant de souvenirs. Adeline, en effet, faisait elle-même son ménage intime. Tous les jours, elle passait deux heures à chasser grain par grain la poussière qui s’introduisait dans sa chambre. C’était pour elle un plaisir quotidien en même temps qu’un devoir de soigner tous ces objets inanimés, qui semblaient quelquefois prendre une voix pour lui parler de l’amie qui lui en avait fait don, et lui rappeler une époque qu’elle ne regrettait pas sans doute avec l’amertume qui accompagne ordinairement le regret, mais à laquelle elle ne pouvait s’empêcher de penser sans qu’il lui échappât un soupir. Parmi les meubles, il en était un pour lequel la fille du sabotier avait une prédilection particulière. C’était un petit bureau en bois de rose, qui pouvait en même temps servir de table de travail. À ce joli meuble était adaptée une glace surmontée d’une ornementation formant blason ; sur le champ de gueules étaient gravées les initiales A P. Cécile, qui avait donné cette table à sa jeune compagne, l’avait fait exécuter sur le même dessin qui avait servi pour la sienne, et elle avait poussé l’imitation jusqu’à exiger que l’on n’oubliât pas ce détail d’apparence héraldique. C’était dans les tiroirs de ce meuble que la jeune paysanne serrait les bijoux de son modeste écrin, ainsi que les lettres que son ancienne amie lui écrivait de temps en temps.

En entrant dans sa chambre, ses yeux tombèrent d’abord sur ce meuble gardien de ses richesses et de ses souvenirs, et elle parut surprise en s’apercevant que la clé, qu’elle avait ordinairement grand soin de retirer, était restée sur l’un des tiroirs.

Cet incident n’éveilla d’abord aucune crainte dans sa pensée. Elle attribua la présence de la clé sur le meuble à un oubli causé par les préoccupations qui l’avaient agitée depuis trois jours, et particulièrement dans cette matinée, qui avait précédé le retour de Lazare à Montigny. Adeline était une jeune fille naïve ; mais sa naïveté n’allait point jusqu’à l’ignorance qu’on prête aux Agnès. Elle n’en était plus à chercher quelle était la nature du sentiment qu’elle éprouvait depuis environ une année pour le jeune peintre qui était l’hôte de son père, et dont le nom, lorsqu’on le prononçait devant elle, lui causait un trouble qu’elle pensait bien tenir invisible, et que sa dissimulation même aurait pu rendre encore plus apparent, si on y eût pris garde.