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Adeline aimait Lazare ; elle le savait, elle le sentait, et, pour se convaincre de cette vérité, elle n’avait pas besoin d’en appeler aux souvenirs de quelques romans que la grand’mère de Cécile lui avait fait lire autrefois. Cet amour était bien né de son cœur et point de son imagination, comme naissent le plus souvent les premières passions de jeunes filles. Avant de voir Lazare, elle n’avait jamais caressé le vague idéal qui enchante les premiers rêves. Les livres qu’une vieille femme imprudente avait mis entre ses mains n’avaient éveillé aucune curiosité dans son esprit, aucun émoi dans son âme tranquille. Elle les avait lus parce que sa position dans l’hôtel de Bellerie ne lui permettait pas de refuser cette complaisance à la mère d’une personne qu’elle considérait comme sa bienfaitrice ; mais elle échappait aux dangers de ses lectures parce que, dans les romans qui étaient du goût de la vieille dame, la passion était présentée sous une forme exaltée, pleine d’invraisemblance, et traitée dans un langage violent qui rendait ces récits incompréhensibles pour un esprit ingénu comme l’était le sien. Paul et Virginie, ou telle autre histoire du même genre où la simplicité du sentiment s’allie à la vérité de l’expression, est plus dangereuse pour une jeune imagination que tel roman écrit pour des gens corrompus. Au début de son amour, qui avait commencé par les enfantillages traditionnels, Adeline avait subi le charme sans même essayer de lutter contre lui. Quand Lazare venait pendant trois mois de l’année habiter la maison de son père, elle était heureuse de se trouver sous le même toit que lui, heureuse de le rencontrer plusieurs fois dans la journée, d’être assise auprès de lui pendant les repas. Quand le soir elle entendait retentir sur le pavé de la rue la pique ferrée annonçant le retour de l’artiste rentrant de l’étude, ses mains tremblaient bien un peu en mettant le couvert, elle sentait bien qu’elle rougissait s’il la poursuivait autour de la table pour l’embrasser, jouant avec elle comme un frère avec sa sœur ; mais ce bonheur était si calme, si douce était l’impression que lui laissaient les familiarités du jeune peintre, qu’elle ne songeait pas à s’en effrayer. Quant au bonhomme Protat, il était à cent lieues de se douter que sa fille pensât à l’artiste autrement qu’il y songeait lui-même, c’est-à-dire comme à un hôte agréable dont la compagnie lui plaisait, dans la conversation duquel il trouvait souvent à s’instruire, et dont il avait pu apprécier le caractère loyal et le cœur excellent. S’il faut tout dire aussi, le sabotier aimait Lazare parce que c’était un hôte exact à lui payer sa pension, et que son séjour dans sa maison lui procurait un bénéfice. Il était donc loin de s’inquiéter de cette familiarité que les rapports de la vie en commun établissaient entre lui et sa fille, dans laquelle il voyait toujours ce qu’Adeline paraissait être restée, même aux yeux de Lazare, — une