Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 1.djvu/908

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
902
REVUE DES DEUX MONDES.

il avait rembarqué les rames, M. Lazare qui ne revient pas !… Et le sabotier se disposait à retirer ses habits. Comme il allait plonger, l’eau s’entr’ouvrit sous ses yeux, Lazare reparut. Il tirait par les cheveux un corps à demi enveloppé d’herbes aquatiques.

— Aidez-moi, aidez-moi ! cria-t-il au sabotier, il va encore couler.

Aidé par les vigoureux efforts du sabotier, Lazare parvint à retirer entièrement le noyé hors de la rivière.

— Tonnerre ! qu’il est lourd, exclama le père Protat, qui devint tout pâle, en reconnaissant la figure de son apprenti… yeux morts, bouche violette.

— Je crois bien, dit Lazare, il a une pierre à chaque pied. À terre ! à terre !

En deux coups de rames, le bachot atterrissait.

Aidé du sabotier, Lazare déposa le corps du jeune garçon sur le rivage.

— Descendons vite ! vite ! Il vit encore ! s’écria l’artiste, qui avait posé sa main sur le cœur de l’apprenti, et l’avait senti battre fortement.

Adeline voulait aider Madelon, mais elle se sentait clouée sur la place par la terreur et par la pitié.

— Tiens ! fit Lazare, qui, en écartant les herbes, avait rencontré un petit sac de toile pendu à même la peau par une ficelle, qu’est-ce que ça ? Voyez donc un peu, mademoiselle Adeline ; et vous, père Protat, allez chercher du secours, un médecin…

Le sabotier disparut.

Adeline ouvrit le sac et en tira trois objets tout mouillés. En les reconnaissant, Adeline posa une main sur son cœur, voulut parler et s’évanouit une seconde fois.

Lazare, l’ayant vue tomber sur le banc, voulut connaître le motif de cet évanouissement : il prit le sac échappé des mains d’Adeline et en retira : — une lettre, — un lorgnon cassé — et un petit dessin, que l’humidité n’avait point encore assez effacé pour qu’il ne pût pas le reconnaître. Une seconde avait suffi pour éclairer l’artiste. Il comprit tout ce qui se passait, et devina qu’il était la cause du drame dont il était le témoin.

— Pauvre enfant ! dit Lazare en regardant Zéphyr, qui ne donnait pas signe de vie. — Pauvre fille ! ajouta-t-il en regardant Adeline toujours évanouie. Et, après avoir paru réfléchir un moment, il coula le sac dans la poche de la jeune fille. Au même instant, Protat arrivait ramenant des secours.

Henry Murger.

(La troisième partie au prochain n°).