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toutes ses dépenses. Les propriétaires du Times déclarèrent qu’ils ne pourraient rien accepter, parce qu’ils n’avaient fait que remplir leur devoir de journalistes. La souscription s’élevait déjà à plus de 60,000 fr.; une réunion fut convoquée sous la présidence du lord-maire, pour décider de l’emploi de cet argent et chercher les moyens de rendre au Times un hommage public. Il fut arrêté que deux tablettes de marbre portant une inscription commémorative seraient posées, l’une dans la Bourse de Londres, l’autre dans les ateliers du Times, et que le produit de la souscription serait placé en fonds de l’état et consacré à la création de deux bourses appelées bourses du Times, pour entretenir perpétuellement à Oxford ou à Cambridge un élève sorti de Christ’s Hospital et un élève de l’école de la Cité de Londres.

Dans cette circonstance, la Cité de Londres s’est reconnue la débitrice du Times. Le soin qu’a toujours mis le puissant journal à prendre en main et à soutenir les réclamations du commerce, et la facilité avec laquelle il accueille même les plaintes individuelles lorsqu’elles sont fondées, et leur donne l’appui de sa retentissante publicité, ont habitué peu à peu le public anglais à considérer la presse, le Times en particulier, comme le défenseur naturel de tous les intérêts lésés. Aussitôt qu’un particulier croit avoir à se plaindre d’un fonctionnaire, ou d’un employé de chemin de fer, ou d’une entreprise privée, son premier mot, pour se faire rendre justice ou pour traduire son mécontentement, est de menacer d’en écrire au Times, comme si ce journal était le redresseur de tous les torts, et avait un droit de censure universelle.

Le second fait que nous choisirons entre tous ceux qui ont contribué à la popularité du Times est d’une nature toute différente du premier. C’était au temps de la grande controverse sur le libre-échange ; le Times, qui avait long-temps et habilement défendu la législation sur les céréales, venait de se prononcer un peu brusquement contre elle, et l’opinion publique n’était pas encore remise de l’étonnement causé par cette conversion inattendue, lorsque ce journal annonça un matin que le sort des lois sur les céréales était décidé, que les ministres alors au pouvoir en demanderaient l’abrogation. Sir Robert Peel et ses collègues n’étaient entrés au ministère que pour défendre cette législation; la déclaration du Times excita donc une incrédulité universelle.. Le Times ne se défendit pas, laissa rire les railleurs, et soutint sans mot dire les attaques et les dérisions de toute la presse. Six mois après, à la veille de la convocation du parlement, une crise ministérielle éclatait, et, sur le refus fait par les whigs de prendre le pouvoir, sir Robert Peel gardait son portefeuille et proposait à la chambre des communes l’abrogation des corn-laws. La prédiction du Times se trouvait complètement justifiée. Ce fait a acquis à ce journal, aux yeux du public anglais, le prestige d’une sorte d’infaillibilité : quoi que dise le Times, et quelque étranges que puissent sembler ses affirmations, on n’ose plus révoquer absolument en doute rien de ce qu’il imprime. Par cela seul qu’elle est dans ses colonnes, une opinion acquiert un certain, degré de probabilité. Il plairait demain au Times d’annoncer que l’empereur du Japon a envoyé une flotte pour conquérir l’Angleterre, qu’il se trouverait de bons Anglais pour prendre peur et pour réclamer des mesures de précaution. Dans toute crise, chaque fois qu’un fait grave se produit, qu’une question difficile est soulevée, la première idée qui vienne au public est de