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s’informer de l’opinion du Times. Que dit ou que va dire le Times? se demande immédiatement toute la Cité. On ne saurait imaginer, pour un journal, de situation plus forte que celle que font au Times cette portée attribuée à toutes ses paroles et cette autorité attachée à chacun de ses jugemens ; mais cette situation a un danger auquel le Times n’a point échappé : c’est de faire naître chez les écrivains la tentation d’éblouir sans cesse, de frapper chaque matin l’esprit du lecteur. Il ne suffit pas au Times que son opinion soit plus comptée que celle des autres journaux, il faut qu’il fasse et qu’il pense au rebours des autres. Depuis plusieurs années, il cherche perpétuellement à se singulariser. Lorsqu’on voit les journaux anglais tomber d’accord sur un fait ou sur une question, on peut être assuré que le Times prendra le contre-pied de leur opinion. La révolution du 2 décembre en fournit un exemple frappant : la plupart des feuilles anglaises ayant applaudi les premiers jours aux événemens de Paris, le Times, qui jusque-là avait été très-favorable au président de la république, se prononça immédiatement contre lui avec une âpreté et une violence extrêmes.

Le Times se prétend libre de tout engagement; il répudie très-haut toute relation avec les hommes politiques ; il refuse d’être l’organe d’un parti parce qu’il veut être l’organe de l’opinion tout entière. Il se donne comme le traducteur attentif et fidèle de la pensée populaire ; il se place volontairement dans la position où se trouvent forcément les journaux américains; il prend le rôle d’un miroir destiné à refléter toutes les impressions du public. En réalité, il ne revendique son indépendance vis-à-vis des hommes politiques que pour l’abdiquer devant la multitude, dont il est à la fois le pourvoyeur de nouvelles et l’écho. Nous allons laisser le Times définir lui-même sa situation. Au commencement de la session dernière, tous les chefs de parti, y compris lord John Russell et le comte de Derby, blâmèrent le langage tenu par la presse anglaise sur les événemens de France, comme excessif, imprudent et de nature à créer des embarras à l’Angleterre. Le Times répondit à ces reproches de la façon suivante : « La dignité et la liberté de la presse cessent d’exister dès que la presse accepte une position subalterne (ancillary). Pour pouvoir remplir ses devoirs avec une entière indépendance, et par conséquent au plus grand avantage du public, il ne faut pas que la presse contracte d’alliance ni intime ni assujettissante avec les hommes politiques, et elle ne saurait non plus sacrifier ses intérêts permanens aux convenances du pouvoir éphémère d’un cabinet.

« Le premier devoir de la presse est de se procurer la connaissance la plus exacte et la plus prompte possible des événemens contemporains, et, par une révélation immédiate, de faire entrer tous ces faits dans le domaine public. L’homme d’état recueille ses informations en silence et par des moyens secrets; il tient en réserve avec un luxe risible de précautions même le courant des faits de chaque jour jusqu’à ce que la diplomatie soit vaincue dans cette tentative par la publicité. La presse vit au contraire d’indiscrétions; tout ce qui tombe en sa possession prend place aussitôt dans la science et dans l’histoire du temps. La presse chaque jour et à tout instant fait appel à la force éclairée de l’opinion publique : elle devance autant qu’il lui est possible la marche des événemens; elle se tient sur la brèche qui sépare le présent de