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j’aurais pu opposer au reproche qu’on me fait partout d’avoir été arrêté à Vienne comme un homme suspect ; mais de l’argent, sire ! c’est le comble de l’humiliation pour moi, et je ne crois pas avoir mérité qu’on m’en fasse éprouver, pour prix de l’activité, du zèle et du courage avec lesquels j’ai rempli de mon mieux la plus épineuse commission.

« J’attends les ordres de votre majesté.

« Caron de Beaumarchais. »


C’est ainsi que se vérifiait, aux dépens de Beaumarchais, la justesse de la maxime de Talleyrand : « Surtout, messieurs, pas de zèle. » En se remuant à outrance pour une bagatelle, il gagnait un mois de prison, et quand il se plaignait à M. de Sartines, ce dernier lui répondait : « Que voulez-vous ? l’impératrice vous a pris pour un aventurier. » Il y a, ce me semble, de la candeur dans l’étonnement de Beaumarchais, qui ne peut parvenir à comprendre que sa boîte d’or pendue au col, son billet royal, son ardeur fiévreuse, son abus des chevaux de poste, son changement de nom, son assassinat et ses brigands, le tout à propos d’une méchante brochure, aient formé un composé assez bizarre pour inspirer à Marie-Thérèse quelque défiance, et que ce qui devait, suivant lui, le rendre intéressant n’ait servi qu’à le rendre suspect de folie ou de fourberie. Il paraît cependant que, pour le consoler des mille ducats qu’il avait sur le cœur, on lui remit en échange un diamant avec autorisation de le porter comme un présent de l’impératrice.

Un mot enfin sur la carte à payer de cette importante affaire. Beaumarchais, dont le but principal, en ce moment, est d’obtenir que le roi facilite sa réhabilitation devant le nouveau parlement, travaille gratis, et ne demande rien pour lui-même ; mais les chevaux de poste coûtent fort cher, et depuis le mois de mars, en y comprenant les voyages relatifs à Morande, dont les frais ne sont pas encore payés, il a fait en allées et venues, pour le service du roi, dix-huit cents lieues. Le total, y compris l’achat du libelle Angelucci et les frais de séjour en diverses villes, se monte à 2,783 guinées, c’est-à-dire plus de 72,000 fr. Ainsi, en faisant rentrer dans ce compte les 100,000 fr. donnés à Morande, on dépensait 172,000 francs, on employait pendant six mois toute l’activité d’un homme intelligent, et cela pour arriver à la destruction de deux méchantes rapsodies qui ne valaient pas 72 deniers. Singulier moyen d’arrêter la confection des libelles, et singulier emploi de la fortune publique !

Cependant, en déployant beaucoup d’activité pour des objets de peu d’importance, Beaumarchais gagnait du terrain. Il était en correspondance suivie avec M. de Sartines ; il lui transmettait avec un mélange de bon sens et de joviale familiarité ses observations et ses vues sur tous les incidens de la politique de chaque jour ; il allait et venait sans cesse de Paris à Londres pour la surveillance des libelles,