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Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 1.djvu/955

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félicite d’avoir pu, au milieu du désordre des camps, des sièges et des batailles, « conserver, dit-il, intacte cette fleur de pureté, gage si précieux et si fragile, hélas ! de nos mœurs et de notre foi. » On le compare à Minerve et à Jeanne d’Arc ! Dorat adresse des épîtres galantes à cette vieille héroïne qui a illustré son sexe. Les écrivains les plus sérieux et qu’on devrait croire les mieux informés sont dupés comme tous les autres, et le grave auteur de l’Histoire de la Diplomatie française, M. de Flassan, écrit sur le chevalier d’Éon les lignes suivantes :


« On ne peut nier, dit M. de Flassan, qu’elle (la chevalière d’Éon) n’ait offert une espèce de phénomène. La nature se trompa en lui donnant un sexe si opposé à son caractère fier et décidé. Sa manie de vouloir jouer l’homme et de tromper les observateurs la rendit quelquefois mauvaise tête, et elle traita M. de Guerchy avec une impertinence inexcusable vis-à-vis d’un ministre du roi. Du reste, elle mérite de l’estime et du respect pour la constance qu’elle mit à dérober son sexe à tant de regards perçans… Le rôle brillant que cette femme a joué dans des missions délicates et au milieu de tant de circonstances contraires prouve en particulier qu’elle était plus propre à la politique par son esprit et ses connaissances que beaucoup d’hommes qui ont couru la même carrière[1]. »


C’est en 1809, un an avant la mort de la chevalière d’Éon, que M. de Flassan écrivait les lignes que nous venons de citer. Un an après, le 21 mai 1810, la chevalière d’Éon mourait à Londres, et à l’inspection de son corps, il était démontré et constaté de la manière la plus authentique que cette prétendue chevalière, à qui l’historien de la diplomatie française reproche la manie de vouloir jouer l’homme et de tromper les observateurs, que cette prétendue chevalière était un chevalier parfaitement constitué[2].

Que signifie cette grotesque mystification, et comment s’en expliquer le succès ? Quel motif a pu porter un homme distingué par son rang, un officier intrépide, un secrétaire d’ambassade, un chevalier de Saint-Louis, à se faire passer pour femme pendant plus de trente ans ? Ce rôle lui fut-il imposé ? S’il fut imposé, comment et pourquoi un gouvernement a-t-il pu exiger d’un capitaine de dragons âgé de quarante-sept ans un travestissement aussi ridicule, et comment ce dragon de quarante-sept ans, qui se faisait la barbe, à l’instar de tous les dragons, qui, d’après les propres paroles de Beaumarchais, buvait, fumait et jurait comme un estafier allemand, a-t-il pu mystifier tant de personnes, à commencer par Beaumarchais lui-même ? car ce dernier,

  1. Histoire générale et raisonnée de la diplomatie française, t. V, p. 454. 1809.
  2. C’est ce qui résulte de l’attestation suivante : « Je certifie par le présent que j’ai examiné et disséqué le corps du chevalier d’Éon en présence de M. Adair, de M. Wilson, du père Elysée, et que j’ai trouvé les organes mâles de la génération parfaitement formés sous tous les rapports. — Le 23 mai 1810. — Thom Copeland, chirurgien. » À cette attestation sont jointes les signatures d’une grande quantité de personnages notables, qui mettent hors de doute le sexe du chevalier d’Éon.